Le comité des fêtes de Lyon a refusé la participation de l’Association Culturelle des Taïwanais de Lyon à la fête des bannières qui se tient ce samedi 16 septembre. Cette exclusion de Taïwan d’un événement festif intervient alors que la Chine populaire exerce des pressions croissantes envers le pays et sa diaspora en France. Pour décrypter cette montée des tensions, Stéphane Corcuff, enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon, revient sur la stratégie d’influence mise en oeuvre par Pékin, qui a pu pousser à l’autocensure sur Taïwan.
Dans le contexte de la médiation organisée pour la candidature de l’Association Culturelle des Taïwanais de Lyon, Stéphane Corcuff a été reçu par Christian Gelpi, président du comité des fêtes, en tant que spécialiste de la Chine.
Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.
Pendant les travaux de la commission d’enquête relative aux ingérences de puissances étrangères organisée par l’Assemblée nationale ce printemps, le directeur de la DGSE Bernard Émié, a révélé que le Parti communiste chinois était en train d’intensifier “le recours à la stratégie du Front uni pour contrôler et mobiliser la diaspora chinoise”. Pourriez vous nous expliquer ce qu’est exactement le Front Uni et pourquoi Taïwan est visé par cette organisation ?
Le Front uni est à la fois un concept, une méthode de pouvoir et une organisation, typique des partis communistes en général, mais tout particulièrement du Parti communiste chinois.
Il s’agit de mobiliser l’ensemble des forces de la société, sous la contrainte ou de manière volontaire, pour soutenir le Parti Communiste. C’est un système qui prévoit l’encadrement de la vie professionnelle et privée – en fait de toutes les strates de la société chinoise – pour obliger la population à souscrire à l’idéologie du Parti et atteindre ses objectifs. En termes d’organisation, le département du Front Uni est chargé de cette mission.
Dans ce système, tous les individus doivent faire preuve d’allégeance à l’Etat communiste qui prétend incarner la nation chinoise. La république populaire de Chine est par ailleurs, dès sa fondation, un régime hyper nationaliste, et même anti-étranger.
En clair le Front uni, c’est mettre toutes les forces de la population et les structures créées par le Parti pour atteindre les objectifs du régime et lutter contre les ennemis du Parti communiste, particulièrement les ennemis étrangers. On appelle ça en Chinois la tong zhan, c’est-à-dire la guerre unifiée.
Un archétype de la stratégie du Front Uni à l’étranger contre un ennemi de la Chine – ou les ennemis postulés comme tels par le Parti communiste – est ce qui se passe pour Taïwan. Il s’agit de faire taire les voix du “sécessionnisme taïwanais” en mobilisant entre autres les Chinois d’outre-mer. Le paradoxe est que bien que les Chinois estiment que Taïwan fasse partie de la Chine, le pays est considéré comme un ennemi extérieur.
Dans son ouvrage Qiaowu: Extra-Territorial Policies for the Overseas Chinese, le politologue spécialiste de la diaspora James Jiann Hua To explique que le Parti a formulé dans les années 90 des directives pour influencer les Chinois d’outre mer, sans même qu’ils s’en aperçoivent, les “trois à faire et à ne pas faire” (san er bu) : soutenir mais ne pas dépendre des Chinois d’outre mer, infiltrer mais ne pas intervenir, guider mais ne pas diriger. Comment concrètement le Front Uni agit contre la diaspora ?
Le Parti communiste agit à travers ses diplomates, les différentes associations chinoises d’outre-mer et les médias chinois.
Cela s’explique par la relation que la Chine communiste souhaite établir avec les communautés de la diaspora. Pour le gouvernement, un Chinois d’outre-mer reste un Chinois avant tout. Le Parti a une vision racialiste du monde. Il veut différencier les Chinois du reste du monde, y compris quand ils sont des citoyens français ou d’autres pays.
Le régime distingue les individus récemment expatriés les “huaqiao”, des “huayi” les populations chinoises d’immigration ancienne qui n’ont jamais été en Chine, comme en Asie du Sud-Est par exemple.
Les membres de la diaspora vont être approchés par les cellules locales du Parti. On leur envoie des documents de propagande, on leur donne des positions dans des associations contrôlées par la Chine mais aussi on les invite à revenir au pays pour leur donner la sensation qu’ils travaillent au bonheur de la Chine à l’étranger. En tant qu’étudiant ou Chinois d’outre-mer, on leur impose cette responsabilité de rester chinois et de travailler dans les pays étrangers au bonheur de la Chine et à son retour comme puissance globale.
Mais tout ce qui est chinois doit être affilié au Parti communiste, soit par la contrainte, soit par le nationalisme.
Les Chinois d’outre mer sont ainsi poussés à soutenir le Parti avec l’idée que, quand on le fait, on est un patriote, on aime son pays. Et au contraire, dans un système d’État parti qui confond complètement le Parti, l’État, la nation, quand on ne soutient pas le régime, on est alors considéré comme anti parti et donc hostile à son pays.
Un objectif du communisme au pouvoir, et particulièrement du Parti communiste chinois, est d’éradiquer sur plusieurs décennies toute différence que les gens pourraient faire entre l’État, la nation et le Parti. En conséquence, un individu qui a une opinion dissidente ou même tout simplement une idée différente, peut être potentiellement rectifié, jugé, emprisonné. Mais il sera surtout considéré comme anti patriote alors que dans un régime démocratique quand on conteste le pouvoir, on n’est pas ipso facto considéré comme anti-national.
Au-delà de la diaspora, le travail d’influence du Front Uni s’exerce également en direction des responsables politiques et des décideurs français ?
L’ambassade et le consulat général de Chine ne vont pas intervenir directement parce que cela serait contraire aux lois de notre République. La diplomatie chinoise ne veut pas être prise la main dans le sac alors que la Chine passe son temps à dire qu’elle ne supporte pas les ingérences dans ses affaires intérieures. Le gouvernement chinois a donc besoin de “chiens courants” comme le disait Mao, c’est-à-dire des personnes qui vont chercher le “gibier”, soutenir ses intérêts à sa place.
On distingue deux catégories d’hommes politiques correspondant à ce cas de figure.
Les “gaullistes” ratés qui n’ont pas bien compris le message de De Gaulle en 1964 (NDLR lorsque la France reconnaît la République Populaire de Chine) et qui ne veulent pas avoir de problèmes avec Pékin. Ils n’ont aucune connaissance réelle de la Chine mais ont une attirance pour le pouvoir, les pays qui dominent le monde. Ils s’orientent aujourd’hui vers la Chine parce que c’est la puissance émergente mais demain cela pourrait être n’importe quel autre pays comme l’Iran par exemple.
Les hommes politiques véreux qui sont engagés dans des relations d’intérêts explicitement financiers avec la Chine. Ils siègent dans un certain nombre de conseils d’administration de sociétés chinoises. Certains ont peut être été victimes d’un chantage que pratiquent les régimes communistes, qui est de mettre une jeune femme dans leur chambre d’hôtel et les filmer à leur insu.
Les « chiens courant du communisme chinois » devancent, par peur ou par appât d’on ne sait quel gain, les critiques d’un Etat qui se joue de nos intérêts.
Dernièrement à Lyon, la candidature des Taïwanais à la fête des bannières, un événement culturel qui rassemble les communautés étrangères lyonnaises, a été rejetée. Les associations de la diaspora taïwanaise dénoncent des pressions de la part de la Chine populaire. Est-ce une illustration de l’action du Front Uni ?
Est-ce que le consulat général de la Chine à Lyon a exercé des pressions pour exclure Taïwan de la fête des bannières ? On ne le saura probablement jamais.
La Chine est cependant déjà intervenue dans le passé contre les Taïwanais, lors de leur participation à la fête des bannières en septembre 2022. Les Chinois avaient alors protesté contre la présence d’un groupe de Taïwanais à l’événement et menacé de prévenir la police. Ils n’avaient aucune raison légale de faire intervenir les forces de l’ordre. Le Parti communiste fonctionne toujours comme cela. Quand il n’a pas de moyens d’action, il exerce des pressions en effrayant les personnes.
En ce qui concerne la participation des Taïwanais cette année, il y a eu une autocensure, ça me paraît évident car d’autres acteurs que le consulat de Chine sont intervenus. C’est possiblement vrai que le consulat ne soit pas intervenu, mais cela est encore plus scandaleux : cela signifie que le Comité a pris la décision de l’exclusion lui-même.
Christian Gelpi, le président du comité des fêtes, organisateur de la fête des bannières, a anticipé des réactions négatives chinoises. Il m’a dit qu’il a écrit un courriel à la consule de Chine pour s’excuser que le consulat ait été mis injustement en cause par les Taïwanais. Il m’a dit de ne pas avoir inclus Taïwan pour ne pas déplaire à la Chine. [Contacté par les Cahiers du Nem, Christian Gelpi a déclaré que le comité des fêtes n’avait reçu aucune pression de la part du consulat de Chine, ce dernier n’ayant pas été mis au courant de la candidature des Taïwanais]
Monsieur Gelpi ne voulait sans doute pas de problèmes. Il est typique de ces notables locaux qui ont rarement une perception précise de la politique chinoise. Il n’a peut-être même pas d’investissements en Chine. Mais il a peur. De quoi ? On se le demande.
Pour justifier l’exclusion des Taïwanais, il m’a dit lors d’un entretien « qu’on lui a certifié que la France n’avait pas de relations diplomatiques avec Taïwan ». C’est pour le moins enfoncer une porte ouverte, et un signe d’une grande ignorance de la situation diplomatique. Tout le monde sait que la Chine populaire nous interdit d’avoir des relations avec Taïwan.
Il a également rajouté que “Taïwan n’a pas d’Etat.” Ce à quoi je lui ai répondu, bien sûr que si : cet Etat s’appelle la République de Chine, un régime que nous avons reconnu jusqu’en 1964. C’est lui qui a représenté la Chine à l’ONU entre 1945 et 1971 avant que la République populaire de Chine ne l’y remplace.
C’est dire l’ampleur de son ignorance, ignorance sur laquelle les réseaux chinois peuvent jouer sans même devoir toujours activer de leviers d’action directe.