Mon antique dictionnaire vietnamien-chinois-français est un lourd volume dû au labeur du Père Eugène Gouin, des Missions étrangères de Paris, imprimé à Saigon en 1957. Comme le précise le Père Gouin dans sa préface, cet ouvrage savant fut compulsé pendant près de six années de – je cite sa phrase – « loisirs forcés » (en concentration, de 1946 à 1952). En effet, pendant la guerre d’Indochine, le missionnaire fut prisonnier du Việt-Minh.

Ce dico donne pour définition courante du mot thiệp: traverser l’eau à gué, traverser, parcourir, supporter. Ainsi, thiệp entrant en composition d’un autre mot, peut donner par exemple :

-thiệp ba = traverser les flots

-thiệp hiểm = traverser le danger

Cela correspondrait plutôt bien à l’écrivain Nguyễn Huy Thiệp, dont j’ai illustré dans les années 1990 plusieurs couvertures de romans, traduits par Kim Lefèvre ou Sean James Rose, aux Éditions de l’Aube. Thiệp est un passeur. Il nous raconte le Vietnam de la révolution et de la guerre et ce faisant, il connaît le danger, car au pays où “rien n’est plus précieux que l’indépendance et la liberté”, l’État-Parti n’aime pas beaucoup la dissonance.

Un homme pour toutes les saisons

J’ai fait connaissance avec Nguyễn Huy Thiệp pour la première fois à Hanoi, en 1995. Je pense que ce sont sans doute Jeanine Gillon et Phan Thê Hông (Éditions en langues étrangères, Hanoi), qui facilitèrent cette rencontre. Tous deux étaient traducteurs, travaillant en tandem à Hanoi pour faire découvrir au lecteur francophone des ouvrages récents de la littérature vietnamienne. Tous deux nous ont quitté trop tôt et j’en profite pour les saluer.

Je visitais Hanoi pour la seconde fois. J’étais curieux de faire la connaissance de Thiệp. Il avait déjà la reputation d’être en mauvaise cour avec le régime de Hanoi, son recueil de quatre nouvelles Un général à la retraite, paru au tout début de l’ouverture du pays en 1987, ayant beaucoup déplu aux autorités.

          La première nouvelle raconte les désillusions d’un vieil officier supérieur de l’Armée populaire de libération, parvenu à l’âge de la retraite, qui observe avec dégoût les lendemains de la victoire et de la réunification, des lendemains qui déchantent. Autour de lui, il ne voit que décadence, dépravation, égoïsme et abandon des repères moraux, ces valeurs qui avaient fait la force de sa génération. Désespéré, le vieux soldat choisit de rejoindre le front de l’est lorsqu’éclate le conflit frontalier avec la Chine de 1979.

J’étais d’autant plus curieux de rencontrer cet écrivain dissident que mon premier et bref séjour à Hanoi, en 1993, m’avait mis en contact avec un ou deux personnages politiques bien installés et respectés, tel le général en retraite Trần Độ, ancien commissaire politique de légende de la division 312 à Điện Biên Phủ, puis commandant de tous les maquis communistes au Sud pendant la guerre du Vietnam. Lui aussi, avant sa mort, finira par entrer en conflit avec le Comité central, mais c’est une autre histoire.

J’étais donc intrigué lorsque nous nous rendîmes en cyclo à la paillote restaurant de Thiệp, au pied du pont Long Biên, anciennement Doumer. Thiệp, plein de ressources, avait ouvert ce restaurant pour gagner sa vie. La littérature paie mal et les traductions étrangères encore moins. On travaille souvent pour la gloire, dans nos métiers de saltimbanques, mais au Vietnam, écrire n’est pas sans risque. Dans le système communiste, les écrivains dociles ont droit à une rente, à des égards et à quelques privilèges, mais gare à ceux qui s’écartent du droit chemin. Ceux-là sont mis au ban, ils subissent pas mal de tracasseries ou pire, suivant les époques, et en tous cas, ils doivent se débrouiller pour subsister. Comment les thuriféraires occidentaux du régime de l’oncle Hồ ne savent-ils pas cela ? Ce n’est pas propre au fonctionnement vietnamien. C’était la même chose en URSS et c’est comme cela en Chine populaire.

A mon arrivée, Thiệp m’attendait avec une voiture bleu ciel, empruntée à un ami, et il m’emmena aussitôt en excursion. C’était un homme très simple, d’apparence posée, qui m’a accueilli. Il était doux, sans être mou. Il vous regardait avec un air bienveillant, légèrement amusé. Il fumait clope sur clope.

J’ai dû bafouiller quelques mots de présentation en parlant vietnamien avec l’accent de Paris 11e. C’est étrange, je n’ai aucun souvenir d’un interprète nous accompagnant. Pourtant mon vietnamien était faible, mais nous nous sommes débrouillés pour nous comprendre pendant toute cette journée.

Thiệp s’était mis en tête de me conduire au village de potiers de Bát Tràng, dans le district de Gia Lâm, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Hanoi, en bordure du Fleuve rouge. Il y avait lui-même travaillé pendant deux ans, à une époque où il avait besoin de se faire oublier.

En cours de route, nous longeâmes un canal, sans doute le sông Bắc Hưng Hải. Thiệp sortit de son silence pour faire un commentaire. En gros, il m’expliqua que ce canal avait été creusé au prix des souffrances du peuple asservi par l’Oncle Hồ. Comment ai-je pu comprendre ça ? Toujours est-il que cela m’a été confirmé depuis. Ce canal avait été construit dans les années 1950, après l’indépendance et la partition, dans le cadre des grands travaux pharaoniques lancés par la RDVN, à l’image du canal de la mer Blanche à la mer Baltique, le Belomorkanal de Staline, construit à l’aide d’une armée de zeks (surnom donné aux prisonniers) du goulag. Sans doute les victimes furent-elles moins nombreuses au Vietnam, mais Thiệp allait à l’encontre de l’idée répandue que toute la construction socialiste au Nord-Vietnam était née de l’enthousiasme révolutionnaire. Ce fut son seul propos politique de toute cette journée.

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