« Je reçois des attaques personnelles de la part de trolls/wumao. L’un d’entre eux m’a traité de ‘’singe vietnamien’’… Quelqu’un pourrait-il m’expliquer pourquoi ? ». En ce début du mois d’août 2019, apogée des manifestations pro-démocratie à Hong Kong, la journaliste hongkongaise Vivienne Chow est victime d’un harcèlement numérique qui la laisse effarée par son incongruité. Alors que la journaliste commente sur son compte Twitter le mouvement de contestation contre la loi d’extradition, elle reçoit en retour de nombreuses attaques racistes dont la teneur est toujours la même : inlassablement, on la qualifie de primate du Vietnam pour contester sa sinicité et ses origines hongkongaises.
L’insulte « singe vietnamien » – Yuènán hóuzi (越南猴子) en mandarin – a été massivement employée sur les réseaux sociaux à partir de l’été 2019 dans le contexte des manifestations hongkongaises. Le racisme anti-vietnamien est l’un des outils d’une vaste campagne de propagande portée principalement par des « bots »[1] prônant des opinions favorables au Parti Communiste Chinois (PCC).
A partir d’une étude du contenu de Twitter sur une période de juin 2019 à mars 2020, nous avons cherché à caractériser la place que prend la xénophobie anti vietnamienne dans la propagande numérique du PCC. Le discours politique des bots pro-gouvernementaux repose sur des moyens narratifs spécifiques, à savoir le recours au complotisme et aux fakes news envers une supposée invasion migratoire vietnamienne. En outre, il vise des objectifs particuliers : harceler les militants démocratiques hongkongais et soutenir le point de vue gouvernemental sur les comptes Twitter des représentants du ministère chinois des Affaires étrangères.
Comment de faux comptes Twitter sont devenus les véhicules de la propagande du Parti Communiste Chinois
Alors que la propagande numérique des autorités chinoises a pour réputation de s’appuyer sur d’importants moyens humains, les Wumao[2], le discours xénophobe anti-vietnamien met en œuvre des moyens automatisés, comme ces « bots ». Une grande partie des publications à caractère raciste provient en effet de comptes factices créés en masse sur Twitter.
Ils sont reconnaissables à partir de certaines caractéristiques :
- Leur date de création est souvent récente. Pour faire face à la désactivation régulière[3] par les administrateurs de Twitter des comptes accusés de désinformation, l’ouverture de faux profils est constante.
- Dans une logique de harcèlement, les bots disposent en général de peu de followers, leur objectif n’étant pas forcément d’attirer des visiteurs sur leur propre page[4] mais de semer la désinformation sur les comptes de leur cible.
- Le contenu de leurs commentaires est très répétitif, indice d’une rédaction exécutée par script automatique. Les messages produits sont souvent le résultat d’une traduction hasardeuse d’expressions argotiques en mandarin. Pour exemple, l’injure « NMSL » (你妈死了) – ta mère est déjà morte– qui apparaît régulièrement dans les publications a peu de chance d’être comprise par des locuteurs non sinophones.
Les militants démocratiques hongkongais, cible principale du cyber racisme anti vietnamien
Quelle est la cible privilégiée des bots gouvernementaux ? Ils s’attaquent avant tout aux grandes figures de l’opposition démocratique à Hongkong. L’analyse des contenus de Twitter indique que les comptes de la chanteuse Denise Ho, de la législatrice Claudia Mo, et des membres du parti Demosistō ont commencé à être attaqués à partir du mois juin 2019. Une série de memes[5] a alors été massivement diffusée pour les affubler d’une supposée ascendance vietnamienne.
Mais c’est surtout Joshua Wong, le secrétaire général du parti Demosistō, qui fait l’objet d’un acharnement numérique.
Le compte de Joshua Wong @joshuawongcf est en effet littéralement bombardé de messages au racisme outrancier. Les memes dont il fait l’objet l’apparente à un Kappa -c’est-à-dire à un singe des eaux- vietnamien.
La cabale contre Joshua Wong est alimentée par une fake news affirmant que la mère de ce dernier, Grace Ng, serait la descendante de réfugiés vietnamiens. Le prétexte avancé ? Le nom de jeune fille de la mère de Joshua Wong, Ng, qui représenterait, selon l’auteur de la fausse nouvelle, la contraction du nom de famille vietnamien Nguyen. Une assertion tournée en ridicule par nombre de Hongkongais : Ng est un patronyme typique de l’ex-colonie britannique.
Dans une interview pour voatiengviet[6], Joshua Wong réfute formellement la rumeur de ses supposées origines vietnamiennes. Wong range cette désinformation parmi les nombreuses fake news formulées à son encontre qui font de lui, tantôt un marine américain, tantôt un espion de la CIA.
La théorie du grand remplacement vietnamien dans la propagande du PCC
Dénigrer les militants du camp pro démocratique en assimilant ces derniers à des agents de l’étranger est un moyen de les disqualifier politiquement. Si le choix des Vietnamiens comme auteurs d’un complot d’une puissance étrangère paraît absurde, il n’en reste pas moins qu’une théorie d’un grand remplacement vietnamien a été élaborée pour le justifier : selon une vidéo diffusée sur YouTube, Hong Kong serait peuplée de millions de réfugiés vietnamiens qui formeraient le gros des cortèges des manifestations pro-démocratie. Si l’ex-colonie britannique a effectivement accueilli après 1975 plus de 200000 boat people, la plupart n’y firent qu’y transiter : selon le South China Morning Post, le nombre de réfugiés vietnamiens restés à Hong Kong après la fermeture des camps d’accueil s’élève à seulement 1 millier[7].
La paranoïa anti-vietnamienne a connu son paroxysme avec la publication d’un tableau présentant les statistiques de l’immigration hongkongaise . Celui-ci affichait une augmentation de 45,9% du nombre de touristes vietnamiens arrivés à Hong Kong en mai 2019, mois précédant le début des manifestations contre la loi d’extradition. Bien que dans les faits cette hausse ne représentait que 8757 voyageurs, il n’en fallut pas plus pour qu’une nouvelle théorie du complot prenne forme : celle d’une invasion de mercenaires vietnamiens à la solde à la fois de Ho Chi Minh et de… la CIA.
La circulation sur les réseaux sociaux de ce tableau de statistiques suggère une coordination des programmes de propagande : publiées sur Weibo, les statistiques migratoires se retrouvent également sur Facebook et sur Twitter. En ce qui concerne Twitter, Data News, une agence d’information basée à Pékin spécialisée dans la production d’infographies pour la chaîne de télévision d’État CGTN, s’est chargée de la diffusion d’une version en langue anglaise du même tableau.
Les bots, auxiliaires du discours du Ministère chinois des Affaires Étrangères
L’analyse de la récurrence des propos vietnamophobes sur Twitter permet de repérer une activité non négligeable des bots du PCC sur les profils des ambassades et des diplomates de la République Populaire de Chine.
Les comptes de Zhao Lijian et de Chunying Hua, porte-paroles du Ministère chinois des Affaires Etrangères, sont en effet suivis par des milliers de faux profils. Les bots xénophobes y sont mobilisés pour contrer les commentaires d’utilisateurs vietnamiens, en particulier à propos de leurs revendications territoriales en mer de Chine méridionale.
Légende : « _nous sympathisons avec les peuples chinois et italiens dans ces temps difficiles et nous demandons au gouvernement chinois de respecter la souveraineté vietnamienne. _ tu as une mer, singe ? »
Virus chinois contre singe vietnamien
L’étude des conversations sur les comptes des diplomates chinois permet néanmoins de mettre en évidence une autre propagande numérique, celle du Vietnam. Le pays a lui aussi recours aux bots et à la xénophobie, cette fois anti-chinoise. Sur les comptes des porte-paroles de la diplomatie chinoise, on assiste alors à de véritables joutes verbales entre robots. Les faux comptes vietnamiens y qualifient le covid-19 de virus chinois et tandis que les bots du PCC répondent à ces attaques en traitant les premiers de singes vietnamiens.
Quelle est l’efficacité de la propagande du Parti Communiste Chinois?
La campagne vietnamophobe du Parti Communiste a t-il eu les effets escomptés? L’opposition démocratique à Hong Kong n’a pas été réduite au silence par le harcèlement des bots du PCC, comme en témoigne le soutien toujours massif au sein de la population hongkongaise pour les contestataires. La population chinoise n’a pas non plus basculé dans la haine anti-vietnamienne.
De fait, il n’existe pas en Chine populaire de racisme traditionnel envers le Vietnam, pays en réalité peu connu des Chinois. Le recours aux bots est en soi la démonstration que la population chinoise n’est pas dans sa grande majorité responsable de cette propagande xénophobe : ce sont des programmes informatiques et non des citoyens chinois qui sont à l’origine des publications. Le racisme anti vietnamien reste cantonné à une minorité ultra nationaliste et conspirationniste. La xénophobie anti vietnamienne prônée par les autorités est néanmoins la manifestation d’une volonté de la part du gouvernement chinois de projeter sa propagande numérique au delà du Great Firewall of China et ceci par tous les moyens, y compris le racisme le plus abject.
[1] En informatique, un bot désigne un logiciel opérant de manière autonome et automatique. Il est la contraction de « robot ».
[2] Les Wumao sont des fonctionnaires payés au commentaire pour soutenir sur les réseaux sociaux le discours des autorités.
[3] https://www.npr.org/2019/09/20/762799187/twitter-removes-thousands-of-accounts-for-manipulating-their-platform
[4]Le hacking de comptes plus fréquentés est aussi une technique privilégiée dans une optique plus sophistiquée de diffusion de contenus pro gouvernementaux. https://www.propublica.org/article/how-china-built-a-twitter-propaganda-machine-then-let-it-loose-on-coronavirus
[5] Les memes sont des images ou des vidéos massivement détournés sur Internet de manière souvent parodique et satirique.
[6] https://www.voatiengviet.com/a/tran-kieu-ngoc-joshua-wong-hoang-chi-phong/5061870.html
[7] https://www.scmp.com/lifestyle/families/article/1928706/former-vietnamese-refugees-hong-kong-stuck-cycle-hopelessness
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