Si les créatures de Choi Xooang ont l’allure de monstres dans l’esprit de Guillermo del Toro, son monde n’a rien de fantastique ou d’horrifique. Ses personnages en souffrance, d’une exécution technique brillante, allégorisent plutôt les tourments de l’homme, cet animal fatalement social, tiraillé entre incomplétude individuelle et expérience parfois chaotique et violente de l’altérité.
Cet article a été initialement publié dans le numéro 149 d’Artension, mai-juin 2018.
Des corps étranges, amputés ou privés d’yeux, de bras, de nez (The Islets of Asperger) ; des corps dont la tête se prolonge de bois de cervidé ou d’une chevelure buissonneuse et dense, d’une couleur artificielle (Dreamers) ; corps vert, aux mains simiesques et au cou étiré, avec, pour tête un bouquet de fleurs (The Anonymity Accessibility) ; corps fragiles de tout âge, saisis par le désarroi ou la mélancolie ; corps qui se cherchent, qui s’enlacent et se consolent ; corps qui se compénètrent dans une étreinte violente ou bienveillante ; corps qui se masquent et se démasquent. Tordu, amputé, exagéré, même hybridé, c’est toujours le corps humain qui est au cœur de l’art de Choi Xooang, dépositaire de sens, symbole et vecteur d’empathie.
Si une œuvre plus particulièrement en cristallise l’essence idéelle et formelle, ce peut être Type VII, de la série Islets of Asperger. Trois corps féminins, sans bras, presque tout entiers d’un blanc crayeux, hormis une vague zone du genou, les tétons, les orteils et les talons, seules zones dont les carnations sont rendues avec réalisme. Créatures étranges, sans yeux, sans nez, le crâne nu et le corps rythmé de fêlures – traces matiéristes d’une sculpture qui se refuse ici à atteindre à l’hyperréalisme – aux allures de cicatrices ; créatures au cou disproportionné, aux oreilles et à la bouche démesurée, qui paraissent converser secrètement, mais avec animation. Plutôt qu’une plate illustration de l’autisme de type Asperger – caractérisé notamment par diverses incapacités à sociabiliser –, l’œuvre fait de ce syndrome l’allégorie de la condition humaine contemporaine. Celle-ci, mais aussi la série des « îlots d’Asperger » où elle s’inscrit, et tout l’œuvre sculpté de l’artiste sud-coréen donnent à sentir et penser la société humaine comme fractionnée, une dissociété faite d’îlots,de monades évoluant dans un monde pathogène et mutilant qui engendre des incapacités – à se relier, à se rencontrer, à communiquer ou à seulement sentir – qui ont l’apparence de l’autisme. Type X-IV et Type X-V sont des personnages amputés et sans bouche, dotés d’un sexe turgide – féminin ou masculin – ; les Types I, II, III, IV sont dotés d’yeux et parfois d’oreilles, comme des êtres capables seulement de recevoir, sans pouvoir exprimer, privés de gestes et privés de parole. Leurs titres mêmes signalent une sorte de typologie et disent le déséquilibre des sens et des sensations, qui parle intensément de notre monde d’écrans et de technologie, où les yeux absorbent et scrutent à longueur de journée, où le sexe est hyper-stimulé mais où les sensations subtiles pour éprouver le réel – et, partant en comprendre l’artificialisation, en percevoir le ravage – s’amoindrissent.
Car, quelles que soient les apparences monstrueuses que prennent ses personnages, Choi Xooang ne cherche pas un fantastique horrifique. Son registre, existentiel, nous parle bien de l’Homme et de sa fatalité – douloureuse mais nécessaire – d’être social. Qu’ils soient amputés et parcourus de fissures, images littérales de la faillibilité de l’individu, et tentent de communiquer entre eux (The Islets of Asperger), qu’ils s’enlacent avec un air perdu (Dreamers’ Forest, Islets of Asperger.) ou qu’ils contemplent le spectateur avec la distance de la tristesse et de la solitude (The Dreamer, The Between…), ses personnages appellent l’empathie. Et disent, surtout, cette belleet tragique incomplétude, qui nous relie – et qui nous humanise.
Prévues pour ne former qu’une même œuvre, The Hero (sculpture de son propre père, fonctionnaire qui a connu les pires époques du développement de la Corée du Sud, nu, voûté, à la fois désolé mais opiniâtre) et The Wing (impressionnante paire d’ailes constituée de mains de diverses tailles et qui devait reposer sur ses épaules), entendaient d’abord « provoquer une sérieuse réflexion sur la relation entre l’individu et la société ou le pays auquel il appartient. » L’artiste explique ainsi : « Quand j’ai réalisé The Wing, je pensais à la fois aux aspects de la valeur sociale et du sacrifice personnel, depuis la perspective de la société aussi bien que celle de l’individu. J’ai pensé que ce qui peut être perçu comme un sacrifice sublime peut en vérité être une cruelle réalité pour l’individu. » C’est alors, explique-t-il, qu’il a décidé de séparer les ailes du personnage, pour faire affronter à ce dernier la « vérité de l’aile », possible « fléau pesant sur ses épaules ». « C’est intéressant pour moi de voir comment les gens peuvent ou voir ou pas cette ambivalence impliquée dans cette œuvre. » Ambivalence d’une socialité, d’une inscription dans un destin collectif, qui peut être tour à tour le poids qui accable ou la force qui porte.
Cette socialité, c’est-à-dire cette expérience de l’altérité se décline dans les sculptures de Choi Xooang, par l’entrelacs de l’intime et du social, du subjectif et de l’intersubjectif, du rapport de soi à soi et de soi à autrui, composantes d’une identité plurielle et labile. Présentée à la troisième exposition Hey, Reflection montre une femme nue, assise, qui regarde son double, image qui s’efface comme un reflet dans le miroir embué. Un œuvre qui donne à penser ce regard vers le passé, vers la jeunesse qui s’étiole et s’efface – mais qui plus sûrement évoque la difficile, l’impossible clarté de soi à soi, quand l’on se perçoit comme un inconnu indéfinissable. Cet inconnu, serait-il ce qui résiste à la socialité, ce qu’elle empêche de pleinement entendre, ce qui vient de l’intérieur et bouillonne, mais que la vie consciente et civilisée contient?
Peut-être est-ce le sens de ses mystérieux personnages hybrides, à tête d’autruche ou de dogue, vêtus d’une peau humaine portée comme un corset et nouée dans le dos par des rubans ou des lacets de cuir (Condition of the Ordinary). Corsetée par les codes qui civilisent, l’animalité, le monde des pulsions, n’en sont pas moins constitutifs de l’humain. Et la plus forte sans doute est celle qui, en dépit des mutilations à l’âme, nous porte sans cesse vers autrui – ce tragique et nécessaire besoin de se lier et se relier, à d’autres individus ou à la collectivité. C’est tout le sens des vers d’Attila József : « C’est en vain que tu cache ton visage en toi même. Tu ne pourras jamais le laver que dans l’autre. »
bonjour,
Belle découverte de ces cahiers relevés dans « le grain de riz ». Bonne continuation.