Lorsque l’anthropologue Caroline Grillot fait sa connaissance en 2006, Dung vivote à la frontière sino-vietnamienne. « Je suis française, comme toi, assure cette dernière. Mon père est français, mais je ne l’ai jamais connu, il m’a abandonnée avec ma mère, il est rentré en France, je ne sais pas où il est. » Français ? 1972 ? République Démocratique du Viêt Nam ? La chercheuse passe en revue une série d’hypothèses, mais aucune ne lui paraît ne serait-ce que vraisemblable. La curiosité piquée au vif, elle se lance dans une brève recherche internet et tombe sur le nom de Nelcya Delanoë, historienne qui avait écrit en 2002 un livre sur une page oubliée de la décolonisation, les tirailleurs coloniaux restés au Viêt Nam après 1954. Les deux femmes échangent, s’entraident, nouent au fil de leur correspondance numérique une amitié ; elles sont déterminées à aider Dung à retrouver son passé.
Les Marocains des montagnes vietnamiennes
Parmi les dizaines de milliers de tirailleurs algériens, marocains, sénégalais ou originaires d’autres pays ayant pris part à la guerre d’Indochine dans le Corps expéditionnaire français, quelques centaines ont déserté pour rejoindre le Viêt-Minh. Ce dernier avait mis en place une politique pour œuvrer à leur ralliement, le « địch vận », à des fins symboliques : du côté des maquis vietnamiens, on se rêvait à l’avant-garde mondiale des luttes anticolonialistes. Mais, et c’est sans doute là où les autorités d’un pays qui veillent à ce que l’histoire soit lisse se montrent frileuses, il n’y eut pas que des enthousiastes : bon nombre étaient tout simplement des prisonniers de guerre, ou alors des ralliés sur le tard, révoltés par la déportation du roi du Maroc en août 1953. Après la bataille de Diên Biên Phu, ils sont restés en République Démocratique du Viêt Nam, en l’attente d’un rapatriement vers le royaume d’Hassan II qui tardait à venir. Sous la surveillance bonhomme de leur commissaire politique, ils montèrent une coopérative agricole dans la région de Sơn Tây (ouest de Hanoï) et, nostalgie du pays natal, prirent modèle sur une gravure dans un vieux livre pour construire, à la truelle et au ciment, une sublime porte marocaine entre les bananiers.
Lorsqu’en 1972, après quasiment vingt ans de semi-captivité, le rapatriement fut enfin organisé, les hommes avaient parfois été mariés, voire eu des enfants. Certains projetaient de ramener avec eux cette famille en terres chérifiennes mais au dernier moment, quelques épouses se dérobèrent, et les pères rentrèrent seuls au pays, laissant derrière eux des enfants métis rejetés par la société vietnamienne. Le père de Dung s’appelait « Bu-A-Ria Ben Mo-Ha-Met » (Bouazza Ben Mohamed) et il était l’un de ces tirailleurs qu’on appelait en vietnamien, pendant la guerre d’Indochine, les « Tây đen », les « Occidentaux noirs ». Plus de trente années après le départ de ce père qu’elle n’a pas connu, c’est cet héritage postcolonial-là dont, pudiquement, fumant cigarette sur cigarette, elle laisse entrevoir les ramifications complexes.
Portes ouvertes, chemins empruntés
Le récit à deux voix qu’ont écrit Caroline Grillot et Nelcya Delanoë – on alterne, au fil des chapitres, entre la plume des deux autrices – est un éloge des rencontres. Combien de vies effleure-t-on, au hasard des voyages, des trajets, des recherches ? Un jour, dans un train entre Huê et Vinh, vers le printemps de l’année 2014, un homme m’avait par exemple raconté sa vie de coupeur de bois pour une entreprise vietnamienne dans le sud du Laos. Tout ce qu’il me disait me passionnait, et nous avions échangé nos coordonnées. Nous ne nous sommes pourtant sommes jamais recontactés, et je ne me souviens même plus de son nom. Si je lui avais écrit, voire lui avais rendu visite au Laos, qu’aurais-je entrevu ? Quel monde et quelle histoire se seraient offerts à moi ?
C’est cette porte de la rencontre qu’a ouverte Caroline Grillot avec Dung à la frontière sino-vietnamienne, et tout le livre en découle. D’abord, la chercheuse entreprend d’aider Dung à établir officiellement sa filiation, avec l’aide du nouvel ambassadeur du Maroc à Hanoï, M. Fardani. Ensuite, elle se prend d’amitié pour elle, et tente de l’aider à stabiliser le cours d’une existence jusqu’ici heurtée. Quant à l’autre porte, celle entre les bananiers de Sơn Tây, c’était Nelcya Delanoë qui l’avait empruntée avec son livre Poussières d’Empires (PUF, 2002). Elle était à l’abandon, dans le fond du terrain de l’ancienne coopérative devenue lots individuels après le Đổi Mới. Au Maroc, Miloud, un des anciens tirailleurs retenus au Viêt Nam, lui en avait parlé. Et voilà qu’à présent elle observe les conséquences de sa trouvaille. L’ambassadeur Fardani, de retour au pays pour des vacances, lui dit son projet de la faire restaurer. L’héritier du terrain lui fait le reproche d’avoir fouillé un passé qui ne lui apporte que des ennuis. Les autorités vietnamiennes veulent avoir la main sur ce récit jugé « sensible », en gommer les aspérités, en faire un lieu de tourisme en mémoire de la lutte glorieuse contre l’impérialisme. Nelcya Delanoë comprend que si elle est bien la première à avoir ouvert cette porte postcoloniale, d’autres s’y sont engouffrés depuis : de la même manière qu’un roman échappe toujours à son auteur, les découvertes des chercheurs ont vocation à échapper à celles et ceux qui les écrivent.
Ce voyage entre Casablanca et Hanoï, avec des détours par Paris et les États-Unis, est également une histoire de femmes et de sororité. Le récit de Dung, s’il avait éventuellement pu être entendu, n’aurait peut-être pas été accueilli de la même manière par un homme. Caroline Grillot l’écrit, elle a « ignoré les contraintes éthiques de sa discipline, l’ethnologie » car elle a été émue par ce qu’a traversé Dung : abandon, violences conjugales, prostitution, etc. Idem pour Malika Rochdi, cette autre métisse maroco-vietnamienne, chargée des affaires consulaires à l’Ambassade du Maroc à Hanoï, qui prend Dung sous son aile en la faisant embaucher comme femme de ménage. Au fil des pages, on assiste à la naissance d’amitiés et de solidarités, dont on perçoit la force et dont on pressent qu’elles ont vocation à durer. Et tant pis si en bout de course on vient à réaliser notre impuissance, tant à « sauver » les autres des démons qui sont les leurs qu’à changer le cours des choses : la beauté est dans les liens qu’on tisse, dans le fait de marcher côte à côte un instant.
Ce que l’histoire fait à nos consciences
Une dernière thématique traverse le livre de part en part : l’influence qu’ont les événements historiques sur la conscience que nous avons de nous-même, la manière dont ils orientent, ou réorientent nos destinées. Jeune professeure de retour d’un an d’enseignement à Dalat, Nelcya Delanoë voit défiler les étudiants dans Paris en mai 1968, après que sa maison a été détruite pendant l’offensive du Têt. Lycéenne, Caroline Grillot se passionne pour la guerre du Viêt Nam, fréquente le restaurant d’un réfugié sud-vietnamien à Dijon, avant d’entreprendre des études de chinois au moment des événements de la place Tiananmen. Au fil des pages, le lecteur est témoin de deux cheminements intellectuels, deux itinéraires de chercheuses. En cela, cet essai/récit a quelque chose de littéraire : on voit vivre et évoluer les femmes qui le peuplent, puis, au fur et à mesure qu’on avance dans ces 150 pages très touchantes, on leur est reconnaissant d’avoir bien voulu partager avec nous un peu de leur magnifique aventure humaine.
Casablanca-Hanoi, Une porte dérobée sur des histoires postcoloniales. Nelcya Delanoë & Caroline Grillot, éd. L’Harmattan, 2020. Préface de François Guillemot. 160 p.
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