Les Cahiers du Nem republient la nouvelle “La lune au fond du puits” de Trần Thùy Mai, avec l’aimable autorisation de l’auteure, de la traductrice Nguyễn Giáng Hương et de Philippe Barrot, directeur de la revue “Chroniques du çà et du là” dans lequel ce texte avait fait l’objet d’une première publication à l’automne 2017 (numéro 12, Le long du Mékong).
Trần Thùy Mai est née en 1954 à Hội An, dans le centre du Viêt Nam. Elle partage aujourd’hui son temps entre Huế au Viêt Nam et San Francisco aux Etats-Unis. Elle a publié un roman intitulé Từ Dụ Thái Hậu (L’impératrice Tu Du) en 2019 ainsi que 11 recueils de nouvelles depuis 1983, qui ont été traduits entre autres en France, en Suède, au Japon et en Allemagne. Son oeuvre littéraire a pour thème principal la femme vietnamienne, sa vie et ses aspirations.
La lune au fond du puits (Trăng nơi đáy giếng) est l’une de ses nouvelles les plus connues, notamment grâce à l’adaptation cinématographique de celle-ci par le réalisateur Nguyễn Vinh Sơn, qui a reçu plusieurs récompenses dans des festivals en Asie. Le film est disponible entièrement sur Youtube, hélas sans sous-titres.
La traductrice, Nguyễn Giáng Hương, est actuellement chargée de collections en Langues et Littératures d’Asie du Sud-Est, à la Bibliothèque nationale de France.
Le texte est accompagné d’illustrations originales de Christophe Challange, artiste à la double culture française et vietnamienne.
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« Je te prie d’enlever ces stupides autels. La superstition est une chose futile ».
La voix de maître Phương est posée comme d’habitude, mais ses mains qui tapotent sans cesse la table dénotent sa nervosité. Hạnh le regarde silencieusement : cet homme a été celui qu’elle a aimé, celui qu’elle a vénéré durant la moitié de sa vie. Avant, le moindre de ses regards était pour elle un ordre, mais maintenant elle lui désobéit. A cette idée, elle laisse échapper quelques larmes.
Pendant plus d’une dizaine d’années, ils ont vécu ensemble dans cette modeste demeure. Chaque matin, les voisins voyaient Hạnh, un bol à la main, aller au bout de l’impasse acheter des nouilles pour son mari. Les jours de pluie légère, sa silhouette mince recroquevillée, elle prenait soin de bien couvrir le bol de son chapeau conique, sans penser à se couvrir la tête. Maître Phương est un homme distingué, mince, pâle. Parce qu’il est issu d’une grande lignée et qu’il a en plus été choyé dès sa petite enfance, il est un gastronome exigeant qui demande une attention minutieuse.
Il ne réclame pas des mets luxueux, il lui faut des choses simples, mais qui conviennent parfaitement à son goût. Le repas ne nécessite pas forcément de la viande ou du poisson, parfois une assiette de fleurs de courge servies avec de la sauce de crevette fouettée suffit, mais il faudra que la sauce soit onctueuse, bien parfumée, d’un rouge vif. Le bœuf doit absolument avoir été mijoté avec des fleurs de pergulaire, la soupe avoir un goût subtil et un parfum suave. Pour sa lecture nocturne, des patates douces le satisfont pour prendre des forces ; mais il est impératif qu’elles soient agréablement sucrées, gluantes, cuites à la vapeur avec des feuilles d’ananas. Et dans l’après-midi, quelques morceaux de canne à sucre coupés proprement, légèrement empourprés.
La petite maison n’a rien de luxueux, mais elle est d’une très grande propreté. Maître Phương a horreur de la saleté. Dans la cuisine, dans la salle d’eau, les bassines de différentes couleurs sont posées à leur place par Hạnh, toutes sont séchées et propres. « Cette bassine de toilette est comme neuve, tenez, faites attention… vous tardez à avoir des enfants à force d’être propres à l’excès. » – plaisantent des voisines. Dans cette habitation collective, les dames sont toutes des fonctionnaires. Leurs tâches professionnelles et ménagères s’accumulent, elles sont toutes surmenées et n’ont pas le temps de choyer leur époux. Leurs maris fendent des bûches, font des courses, vont chercher les enfants à l’école et ne renoncent à aucune tâche, mais ce n’est pas le cas de maître Phương. En réalité, ce n’est guère à cause de la propreté que leur couple n’a pas d’enfants depuis plus d’une dizaine d’années. Hạnh le sait très bien, c’est pour cela qu’en entendant ces plaisanteries, elle ne peut que sourire…
Au bout de l’impasse, juste à côté du portail d’entrée de l’habitation collective, se situe la maison de madame Thu, la secrétaire générale de la section syndicale de l’école Thuận Đạt. C’est à cette époque, après s’être mise d’accord avec le Comité exécutif de la section syndicale de l’école, qu’elle a décidé de rendre officiellement visite à Hạnh. Parce que le motif de sa visite est délicat, avant d’entrer, elle a pris la précaution d’attendre que maître Phương ait pris sa bicyclette et soit parti. Elle cherchait comment en parler à Hạnh : « Ma chère Hạnh, on dit que Phương a une concubine. La section syndicale et la cellule du Parti ont examiné la question, et malheureusement, ceci s’avère exact. » Hạnh l’a écoutée, assise, en fixant du regard madame Thu ; elle ne se montre nullement surprise. La secrétaire général était déconcertée, et même décontenancée face à l’apparence sereine de cette malheureuse épouse. Elle croyait que Hạnh se serait évanouie, ou au moins, que cette dernière l’aurait agrippée pour lui poser des tas de questions. Mais non, elle restait silencieuse, douce, comme si elle voulait dissimuler le malaise d’avoir été dérangée.
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