N’ayant pas eu de réaction à ses propos, madame Thu s’est énervée : « Vu la situation, que comptes-tu faire ? Il faut que tu réagisses, non ? Es-tu Bouddha ? » Hạnh a soupiré : « Moi-même je ne peux pas avoir d’enfants, quoiqu’il en soit, je ne me plains pas ». – « Ça veut dire que tu sais qu’il te trompe mais tu le dissimules exprès à l’organisation ? » « Il ne me trompe pas ! » – Hạnh a brusquement levé la tête. Même si Phương avait une autre femme, et un enfant avec celle-ci, il restait toujours une divinité vivante pour elle. Elle n’autorisait personne à le critiquer. Parce que tout cela était une idée à elle : elle-même avait tout organisé, simplement parce qu’elle ne pouvait ignorer le visage triste et silencieux de son mari. 

« Il n’avait pas été facile de le convaincre – Parce qu’il m’aime trop. Par ailleurs, occupant une haute fonction, il n’avait pas osé le faire. J’avais dû insister, le forcer, lui promettre de garder le secret… » Madame Thu a froncé les sourcils : « Pourquoi as-tu fait ça ? Sais-tu que c’est du traditionalisme désuet ? C’est toi qui as poussé ton époux dans la débauche ! »

Hạnh s’est mise à pleurer. « Oui. C’est possible, mais à ce moment-là je n’ai pas réfléchi. Je souhaitais simplement qu’il soit heureux. » Oui, quand on s’aime sincèrement, y a-t-il des choses qu’il soit impossible de sacrifier ? Une petite paysanne avait alors été  soigneusement prise en charge par Hạnh : des dizaines d’œufs, des bouteilles de miel avaient été apportés à la campagne pour nourrir le fœtus qui se formait. Et l’heure de la récompense avait enfin sonné : un petit garçon avait vu le jour, Hạnh avait porté dans ses bras ce nouveau-né emmailloté dans ses langes. Phương avait pris son épouse par les épaules, l’avait rassurée : c’est ton enfant. En entendant son mari, des larmes  de bonheur avaient perlé …

Mais maintenant, assise face à madame Thu, elle commençait à voir que la vie n’était pas simple. L’élection à bulletin secret pour le poste de directeur de l’école était imminente… Monsieur Phương disait : « Le poste de directeur n’est rien… laissons tomber, laissons tout tomber. Pour moi, il suffit que tu sois heureuse. J’accepte de tout perdre. »

Il le disait, mais ne pouvait dissimuler son air triste. Toujours cet air morne et silencieux qui affligeait Hạnh. Toute sa vie, il s’était tenu digne, n’avait jamais laissé traîner aucune rumeur à son propos. Maintenant, imaginons les visages des gens qui avaient toujours été jaloux de lui… Comme ils se réjouissaient de ce Chef respectable pris en faute ! Ils se taperaient sur les cuisses, ricaneraient en le voyant se lever pour avouer sa faute… Ils s’attrouperaient alors pour le mettre à mal, comme une meute de loups prêts à déchirer leur proie…

En effet, depuis que la nouvelle sur la double vie de monsieur Phương s’était propagée, de nombreuses personnes lorgnaient son poste. L’élection allait être organisée au début du mois de mars, ce qui enterrerait sa carrière de directeur, réputé pour son sens de la gestion, et qui avait fait de l’école Thuận Đạt une des premières écoles modèles de la province en cinq ans. On attendait qu’il se lève pour se retirer et pour faire son autocritique, mais un long moment passa sans agitation particulière… Impatiente, une personne s’est levée pour interrompre Phương en train de présenter « le programme d’activités » qu’il envisageait de réaliser prochainement.

« Les compétences de monsieur Phương sont indiscutables, il n’est pas nécessaire d’épiloguer juste pour perdre du temps. Mais il est très ennuyeux que l’on fasse des commentaires sur votre situation familiale. Nous en sommes très perturbés. Car un directeur doit être non seulement compétent mais aussi vertueux… »

Phương se taisait. Parfaitement calme, il regarda en silence son adversaire et sa mine successivement réjouie, puis triomphante, enfin déconfite et dépitée. En effet Hạnh s’est levée pour montrer au Conseil général le jugement de divorce entre elle et Phương et l’acte de mariage liant celui-ci et sa nouvelle épouse. A ce moment-là, tout le monde apprit que, légalement, Phương n’avait commis aucune faute… Ceci voulait dire que sa position de directeur restait indéboulonnable quoiqu’on fasse.

Mais même s’il était maintenu à son poste, ils continuaient à l’attaquer. Rongés d’ambition, ces gens-là n’allaient pas le laisser passer l’épreuve si facilement. Par conséquent, l’année suivante, Phương n’avait pas cessé de se faire du mauvais sang. Il allait et venait comme un ours en cage.

De nouveau, madame Thu dut rendre visite à Hạnh en privé. « Ma pauvre, j’ai cherché par tous les moyens à calmer le qu’en dira-t-on pour te protéger, mais les gens ne veulent pas comprendre, ils ne sont pas comme moi. Je ne veux pas t’accabler, mais ta situation est très grave. Tu as violé la loi sans en avoir conscience : tu es en train de vivre comme une épouse avec le mari de quelqu’un d’autre ! »

Hạnh était stupéfaite. Maintenant, Phương n’est-il plus son mari ? Elle regardait le petit garçon qui s’endormait dans ses bras tremblants. Elle savait bien qu’on était en train de lui arracher son mari. Elle devrait l’éloigner. Elle serrait le petit Nhứt, comme si elle voulait garder la reproduction de l’homme qu’elle vénérait…

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