Encore une fois, je dois insister sur tout cela. Je ne peux pas me retenir en le voyant maigrir, en regardant ses yeux s’enfoncer, son menton assombri par la barbe naissante. « Le Grand Homme est blessé par un simple mot, le Petit Homme ne sent pas le battoir assené sur son crâne » disait-il souvent. De caractère délicat, plein de respect de lui-même, comment pourrait-il supporter tant de ragots malveillants ? Je suis contrainte de débourser tout l’argent que j’économise depuis plus d’une dizaine d’années pour acheter une maison dans les faubourgs afin qu’il ramène Thắm de la campagne. En ce moment, Thắm est de nouveau enceinte. Attentionné, il ne veut pas déménager, je fais la tête tout en ayant le cœur serré, et je reste sans manger plusieurs jours durant…
Il est enfin parti, la maison est devenue terriblement vide. Quand je rentre du travail, le son de la porte ouverte et celui de mes pas résonnent froidement comme s’ils venaient d’un monde inconnu. En passant l’arrière de la maison, je trouve son maillot de corps qu’il a oublié sur le fil à linge et je m’effondre, en sanglots…
De temps en temps, il vient me rendre visite. Mais il ne reste qu’un petit moment puis repart tout de suite. Je n’ose pas lui faire des reproches. Le congrès de la cellule du Parti approche, ce n’est pas le moment de se faire remarquer. Même s’il s’attarde, je le presse de s’en aller. Il dit : « Ne sois pas triste, chère amie. Je n’ai pas cessé de le dire avant notre divorce et encore aujourd’hui, j’habite là-bas mais en réalité je n’ai que toi comme épouse. » A ces mots, je fonds en larmes. Être obligés de se cacher, alors qu’on est époux, quelle ironie du sort ! Un jour, malade, je m’alite sans oser l’annoncer à mon mari, et suis obligée de demander à quelqu’un d’aller chercher la médium Thơi pour venir faire un rituel contre le rhume. Madame Thơi, en faisant le tribo-effleurage, me dit : « L’air noir stagne entre deux sourcils. C’est l’indignation intériorisée qui te rend malade. » Je secoue la tête : « Je ne suis ni indignée, ni chagrinée. C’est simplement que je suis très fatiguée. » La médium Thơi réajuste son costume et brûle des bâtonnets d’encens en plein air. C’est le quinzième jour du mois et la lune est claire. La médium Thơi murmure des prières puis me tend une tasse d’eau en me disant d’en boire. « Laisse-moi prier les esprits et te faire un tirage. » La médium Thơi montre le bâton qui a été tiré et dit : « Ton tirage est celui du faux inversé. La nuit où la lune apparaît au fond du puits, on ne voit que son reflet. Selon ce tirage, le faux se transforme en vrai, le vrai se transforme en faux, faux-vrai vrai-faux sont difficiles à discerner. » Je n’y crois pas vraiment mais je me sens apaisée que quelqu’un se préoccupe de moi. « En quoi l’inversion du vrai en faux puis le faux en vrai concerne-t-elle mon rhume ? » La médium Thơi incline sa tête comme si elle voulait jouer de son charme. Sa bouche teintée de rouge à lèvres esquisse un sourire : « La parole des esprits a ses significations profondes, souvent on les comprend après coup. »
Le congrès de la cellule du Parti est passé. Phương a eu la majorité. Je m’en réjouis. Je dis à Thắm de s’occuper consciencieusement de lui car personne n’a besoin autant d’attention. Tout doit être propre, parfait. Ses vêtements, une fois pliés, qu’elle n’oublie pas de bien les ranger dans l’armoire ; qu’elle pose les vêtements qu’il va mettre au bout, mais pas en tête du lit. L’endroit où il écrit doit être dégagé, bien rangé ; qu’elle n’y fasse pas de va-et-vient pour éviter de le déranger. A tout ce que je dis, Thắm acquiesce. En voyant Thắm obéissante, je me réjouis.
Le Têt arrive, je réfléchis à l’achat du riz gluant pour les bánh chưng. Cette année, comme nous sommes nombreux, il faut penser à en préparer davantage. Ayant de la peine à me procurer des feuilles de bananier, j’apprends que madame Thu retournera bientôt à la campagne, je me presse d’aller chez elle pour lui demander de m’en acheter. A l’entrée, je suis paralysée en entendant la voix de Phương, puis celle de Thắm. Un panier, des cadeaux du Têt paraît-il, est posé sur la chaise. Madame Thu rit : « Sans moi, vous seriez encore chacun de votre côté jusqu’à quand ? Je ne dis pas cela pour ces cadeaux. Ne vous en faites pas, ce qui est important c’est ce qui est dans le cœur ». « Mais non, je vous prie d’accepter ces modestes cadeaux, ils témoignent de notre sincérité. » Abasourdie, je ne reconnais plus la voix de la paysanne naïve et innocente que j’ai rencontrée il y a six ans… Madame Thu dit, contente : « Mademoiselle Thắm est bien délicate, aucun reproche à madame Hạnh qui s’est démenée pour chercher et choisir une telle femme. » Le rire de Thắm s’élève : « C’est ce qu’elle croyait mais en réalité avant que la tante me la présente, Phương m’avait rencontrée plusieurs fois lors de ses passages à la campagne pour la fête des morts ». « En effet, tel mari, telle femme, c’est pour cela que vous formez un couple. » Ils rirent, leur rire joyeux retentit dans la nuit calme…
Je me retire, trébuche en descendant du perron. Puis je marche dans la nuit, hébétée, jusqu’au moment où j’entre dans une maison où je sens un parfum d’encens flotter dans l’espace ; et je m’aperçois que, sans savoir à quel moment précis, je suis arrivée chez la médium Thơi. Je m’accroupis brusquement par terre et j’éclate en sanglots ; je me souviens de ce que la médium m’avait dit l’autre nuit de pleine lune. « Ne pleure pas. Sois forte, ne pleure pas. Je vais te faire un tirage pour voir toutes les facettes de ta destinée. » La médium peste devant mes larmes : « Mais pourquoi pleures-tu ? Tu n’as rien perdu, pourquoi pleurer ? Ce que tu crois avoir perdu, tu l’avais en réalité perdu depuis longtemps. Et maintenant tu te fais de faux espoirs en te plaignant au Ciel comme un orang-outan tient le tronc de bambou vide et rit seul en pleine montagne ». Les paroles de Thơi m’ont réveillée. « J’ai eu tort, personne à qui faire des reproches. Ils sont époux, ils font des enfants ensemble. Et moi… je n’ai qu’une chose de trop… » Thơi laisse s’échapper un hứ, dédaigneuse : « Quand on aime, on aime jusqu’au bout ; comme quand on polit, on polit jusqu’à ce que ce soit lisse. Si tu veux le garder auprès de toi, ne le lâche pas d’une semelle ; s’il faut le donner à une autre, abandonne-le définitivement. » J’ai honte tout à coup et ne peux plus pleurer. Oui, s’il faut le donner, je dois l’abandonner définitivement ; je me suis dit que je devais me sacrifier alors pourquoi maintenant le regretterais-je ? Mais, étant faite de chair et d’os, comment puis-je couper subitement cette liaison ? Je ne suis pas une divinité capable de renoncer à l’autre moitié de ma vie en un instant… Non ! il n’est même pas une moitié de ma vie, il est toute ma vie…
Ce Têt, je restai fiévreuse pendant trois semaines et je perdis la moitié de mes cheveux. L’après-midi du 3e jour du Têt, ouvrant les yeux, je vois Phương et Thắm assis devant mon lit. Je soupire, le cœur serré. Je souhaitais le voir seul, pour une fois. Je rêve de me rétablir, de lui garder une bassine propre, une serviette propre, de lui choisir des patates douces si savoureuses pour ses pauses pendant ses lectures nocturnes. Mais il n’ose pas venir seul… Des petites larmes coulent quand je regarde les deux époux – oui, ils sont époux. « J’ai tout compris. Vous ne devez pas vous inquiéter pour moi. Il suffit que vous fassiez venir le gosse auprès de moi. Avec lui je peux vivre. » Thắm lave une petite serviette pour m’essuyer le visage. Phương ne dit pas un mot, ni ne laisse paraître ses sentiments. J’essaie de garder mon calme pour cacher ma douleur. Je l’ai perdu, depuis longtemps mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’en ai honteusement pris conscience…
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