Le mois suivant, Thắm accouche de son deuxième enfant. Cette fois, c’est une fille. Nhứt vient habiter chez moi, il amène avec lui un petit chien. La maison s’anime grâce au rire de l’enfant et aux aboiements du chien. Je suis comme ressuscitée. Le petit m’appelle « grande mère ». Quelle appellation affectueuse ! J’aimerais beaucoup qu’il m’appelle « mère », simplement. « Mais ainsi je te confondrais avec « petite mère ». Papa me dit que grande mère, petite mère, vous êtes toutes deux mes mamans. » J’éclate de rire. Nhứt est intelligent comme son père. Les yeux brillants, la peau claire, les sourcils droits : ce sont les traits de son père. De quelque manière qu’il m’appelle, il est toujours mon fils. Je cultive des patates douces, élève des poules et garde soigneusement des œufs. Voyant l’enfant les savourer, c’est comme si je les mangeais moi aussi. La nuit, il dort, la tête blottie dans mes bras. J’ai un enfant, grâce au Ciel, maintenant je n’ai plus besoin de rien…
Encore un autre douzième mois lunaire, je vais chez la médium Thơi demander un gri-gri afin que Nhứt l’accroche à son cou pour ses sorties du Têt. La médium Thơi vient de faire sculpter la statue du Prince[1] posé sur un nuage. La procession du Prince à l’autel une fois terminée, elle allume des bâtons d’encens puis se retourne et me voit. Après m’avoir donné le gri-gri, elle me fait un tirage avec ses doigts et me dit : « C’est pour te plaire que je demande aux esprits le gri-gri, mais tu le demandes à une mauvaise heure. Tu as l’objet mais il est inutile. »
Je rentre, tourmentée. Autrefois, Phương me reprochait de consulter les voyants. Il ne sait pas que c’est un appui spirituel pour des femmes souvent troublées comme moi… A l’entrée, je sursaute en voyant Thắm. Nhứt embrasse sa mère biologique en riant. Thắm me parle doucement et poliment :
- Ma sœur, j’ai arrêté d’allaiter la petite, maintenant je te prie de laisser Nhứt rentrer passer le Têt avec moi.
Je me fige, déchirée. Un instant après, je mets le gri-gri autour du cou de Nhứt :
- Mets-le-lui pour éviter les coups de vent. Et après le Têt, quand reviendra-t-il ?
Thắm se tait, me jette un regard incompréhensible.
Le petit est parti, il ne reste que le chien qui tournicote autour de moi. Ça fait un an, il est assez grand maintenant, les poils sont lisses. Nhứt m’a dit : « Grande mère, prends soin du chien de ma part ». La nourriture que j’ai gardée pour Nhứt, maintenant j’en donne la moitié au chien. Seule, j’entre et je sors, il n’y a que lui et moi.
Chaque jour, j’attends le retour de mon enfant, plus le temps passe, plus j’attends avec impatience. Certains jours, j’entends Tèo le fils du voisin appeler : « Maman ! » – Comme les voix des enfants se ressemblent ! – je croyais que mon enfant était revenu, peu importe ce que je suis en train de faire, j’abandonne tout pour courir dehors. Je ne vois que la cour déserte, sans présence…
A la pleine lune du premier mois, le chien disparaît subitement. Confuse, je le cherche partout aux alentours sans le trouver. Mon cœur se consume de l’absence de Nhứt. Ramassant une dizaine d’œufs, je pédale machinalement pour aller rendre visite à mon enfant. Cela fait longtemps que je ne suis pas allée à la nouvelle maison. A présent, une large véranda s’étend, bien aérée. Je marche à petit pas, hésitante, comme si j’entrais dans une maison inconnue.
Nhứt s’amuse dans l’arrière-cour. En jouant au ballon, il chante : « Dans le ciel haut, il y a des milliers d’étoiles… Mais le soleil est unique. Et ma mère est unique dans ma vie… » M’apercevant, il crie de joie et court dans mes bras… Mais il s’arrête soudainement, jetant un coup d’œil vers l’intérieur, puis il prend ma main, chuchote : « Mère Thắm me dit, aujourd’hui que grande mère, petite mère, c’est trop désuet. Je t’appelle comment maintenant ? » Je prends sa petite tête contre mon cœur battant douloureusement. « Bon… tu m’appelles tata[2] alors… Tata est mauvaise parce qu’hier j’ai perdu ton petit chien. » « Mais il n’est pas perdu, tata, il est là ! » Le chien vient de l’arrière-cour, trottinant, agitant joyeusement sa queue. Même le chien m’a abandonnée aussi pour venir ici !
Perdue, je me lève, j’avance. Je recule soudainement, je fais un tour derrière la maison, car je voulais constater de mes yeux le monde qui aspire tout ce qui était le plus cher de ma vie… Dans l’arrière-cour, Phương, assis à côté du robinet, se consacre à la lessive de divers effets, les frottant sur le sol en ciment. Je ne l’ai jamais vu dans une telle position, je suis stupéfaite, hébétée sans pouvoir prononcer un mot. Pourquoi, alors que j’ai pu supporter tant de choses pénibles, je ne peux même pas admettre maintenant une scène si usuelle ? Thắm est en train de bercer son enfant ; en me voyant entrer, elle sourit et lève son menton vers leur mari : « Le devoir de l’homme est de faire des études, mais il doit faire à manger quand sa femme accouche. » Je suis anéantie comme quelqu’un qui a perdu l’esprit, je parle de manière désordonnée : « Avant, quand il vivait avec moi, il ne levait même pas un petit doigt pour le ménage. Pendant mon absence, s’il pleuvait, il ne m’aidait qu’à retirer les chemises du fil à linge, mais ne touchait pas à mes pantalons. » Thắm s’en moque : « Mais je vois que tu es bien propre, pas sale du tout. Et si le Grand homme a peur de la saleté, ne peut-il pas les prendre avec un bâton, puis le nettoie au savon ? » J’ai l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine figure, je chancelle, entre le ciel et la terre, tout est noir autour de moi. Arrivée à la maison après beaucoup d’efforts, je m’allonge en sanglotant. Les voisins, entendant mes appels au Ciel et à la Terre me demandent : « Qui est mort ? » Je ne peux rien dire ni penser à rien. Une seule image habite mes pensées : mon idole, ma divinité vivante accroupie pour laver du linge à côté du réservoir. Les bulles de savon qui me noient …
Encore une fois, je suis gravement malade, mes cheveux tombent abondamment sur l’oreiller mais je ne le dis à personne pour ne pas être un fardeau.
C’était l’histoire avec mon ancien époux…
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