Métis brestois, Gurvan Kristanadjaja, jeune journaliste, raconte dans son premier roman l’enquête qu’il a menée sur son père indonésien « évaporé » alors qu’il n’avait que 4 ans.

Tout commence devant la chambre 807 d’un hôtel parisien médiocre où deux frères bretons vont, après des années d’absence, revoir leur père indonésien. Quels liens entre Brest et l’Indonésie, entre l’enfant de 4 ans dont le père quitte la famille et le jeune adulte qui le retrouve, entre le disparu idéalisé et celui qui réapparaît Amok (terme qui désigne, dans la culture indonésienne, une forme de folie meurtrière) ? C’est entre ces tensions que se déploie le remarquable récit que Gurvan Kristanadjaja, jeune journaliste brestois à Libération publie, en le nommant roman.

D’origine indonésienne par son père et bretonne par sa mère, Gurvan livre un récit enlevé, vif, oscillant entre le rire et le chagrin. Construit avec une élégante et discrète virtuosité, Amok, mon père résume l’essentiel dans son titre en deux termes. Le père indonésien parti sans retour, et retrouvé, mais en fait perdu au terme de la quête, constitue le sujet de l’histoire. Amok en est le thème, cette folie soudaine et sanglante, déchaînée contre ses proches, que l’on pourrait peut-être rapprocher du trouble bipolaire. C’est aussi le tourment du narrateur. Le roman s’approfondit sur trois niveaux.

Le premier est celui du récit : Gurvan et son frère aîné retrouvent dans cette chambre 807 un père indonésien « évaporé » depuis des années. Ne donnant d’autres nouvelles qu’une carte annuelle, il est idéalisé par les enfants, en raison de son absence. Ils le rêvent espion, aventurier, voire « dompteur d’orang-outang ». La réalité est bien différente. Le père est un incomparable mythomane, attachant, pitoyable, et odieux, incapable d’affronter sa propre réalité. Mais au cours du voyage qu’ils font en Indonésie, les frères découvrent une famille, une société, des usages, une histoire. La leur.

Ils se découvrent autres, et c’est le deuxième niveau, la découverte des questions passionnantes que pose la révélation concrète du métissage, comme une augmentation d’être, un enrichissement culturel, mais aussi comme une interrogation sur l’identité. Lequel des deux suis-je ? Et le dernier niveau, le plus profond, questionne l’hérédité, voire l’épigénétique, la possibilité que l’héritage laissé par le père s’apparente à une forme de folie, ou à la reconnaissance de l’altérité dont chacun est le porteur, bien malgré soi. Le narrateur écrit : « J’ai fini par saisir une chose cruciale : la vie est faite de masques que l’on place sur nos visages pour nous révéler sous différents jours. En prendre conscience m’avait libéré. » Car l’amok, nous dit-il encore, peut revêtir deux visages, barong, le bien, ou rangda, le mal…

Une grande maitrise de l’écriture caractérise ce récit, qui accroche dès les premières lignes. Chaque chapitre, voire chaque phrase, varie les tonalités, du suspense à la déception, du sourire à l’émotion, du constat au questionnement. Les registres de langue jouent la diversité – enjoué, retenu, familier, ému – et le rythme reste dynamique, y compris s’agissant de l’introspection qui ne pèse jamais. Mais c’est surtout la composition de l’ensemble qui est savamment orchestrée, alternant les époques, les lieux, les personnages. Le récit s’ouvre et se ferme sur un enterrement, avant de conclure en épilogue sur une « note de liberté, celle de porter en France le masque du Français, et à Jakarta celui de l’Indonésien ». C’est cette composition élaborée qui fait du livre bien plus qu’un récit : un roman, dont les questionnements peuvent nous concerner, tous.

Gurvan Kristanadjaja, Amok, mon père, Philippe Rey éd., 205 pages.

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Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

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