Peut-on éprouver la nausée d’avoir trop vécu ? D’avoir traversé un siècle qui tient presque tout entier dans le verbe « broyer » ? En mettant en scène le retour au Vietnam d’un vieil homme, cinquante-huit ans après que celui-ci a quitté le pays, Philippe Papin propose au lecteur l’expérience douce-amère des illusions perdues. « Do Thai » (le Juif, en Vietnamien), Français d’Indochine né en 1927 à Hanoï, fils d’un médecin humaniste de la colonie et d’une mère d’ascendance aristocratique, a passé une enfance heureuse sur les bords du lac de l’Ouest, dans un de ces petits villages à l’orée de la ville que l’urbanisation massive du XXIème siècle n’avait pas encore englouti. Chez ses parents, dans cette maison de péninsule qui faisait à l’enfant l’impression d’être sur un voilier, venaient de temps à autres, pour discuter, un ou deux amis : jeunes Vietnamiens bien mis ou Français plus âgés dont la stature physique pouvait motiver les bambins à leur attribuer quelque surnom drolatique. Hanoï, donc, et le militantisme qui y fait rage en toile de fond, après la naissance du Parti communiste et la répression de Yên Bai, à l’époque où Vu Trong Phung se lançait dans les reportages sociaux sur la prostitution qui ont fait sa notoriété.
Il vient, hélas, un jour où les personnages de fiction doivent eux aussi quitter l’enfance. Pour Do Thai, la rupture se fera sous l’administration de l’amiral Decoux. Personnage ambigu, artisan du maintien (artificiel) de la souveraineté française en Indochine jusqu’en 1945 en réalisant un numéro d’équilibriste avec les Japonais, Decoux n’en était pas moins un Vichyste convaincu. La politique « d’aryanisation » de la colonie, à savoir une violente persécution à l’endroit des Juifs d’Indochine, sera le calvaire de cette famille qui, au surplus de ses origines, avait longtemps jugée trop proche des indigènes par la Sûreté coloniale. Pour l’adolescent, ce sera l’élément déclencheur d’une fureur et d’une révolte. Bientôt, le coup de force japonais du 9 mars 1945. Bientôt, la révolution d’Août. Bientôt, l’adresse de Hô Chi Minh à ses compatriotes place Ba Dinh, avec le retentissement qu’on lui connaît. La mécanique de l’Histoire aura forcé Do Thai à sauter le pas et, même si cette guerre n’a pas encore connu son grand tournant de 1949-1950, il passe au Viêt-Minh sans hésiter.
Soldat blanc d’une révolution « national-communiste » qui avait suscité chez lui de grandes espérances, Do Thai devient le pion d’une armée populaire dont les cadres sont formés par les conseillers chinois, puis d’un régime qui s’achemine vers le totalitarisme. Dès lors se superpose à notre personnage l’ombre d’un autre, cette fois-ci appartenant au réel : Georges Boudarel. Né en 1926 à Saint-Etienne, Georges Boudarel était, à partir de 1948, professeur de philosophie dans les lycées Yersin de Dalat et Marie Curie de Saigon, avant de rejoindre le Tonkin à pied et de s’engager en 1950 dans le Viêt-Minh. Il y deviendra commissaire politique dans un camp de prisonniers et sera le témoin privilégié des dissidences internes de la seconde moitié des années 1950, avant de quitter définitivement le Vietnam pour la Tchécoslovaquie en 1964. Le Do Thai de Philippe Papin connait un itinéraire similaire ; seules la judéité et les dates diffèrent. Lui aussi traverse la guerre d’Indochine pour voir Hanoï se vider de son peuple et de sa joie de vivre après 1954. Lui aussi sera conduit, par le constat du résultat de son engagement, à ce questionnement violent : au fond, ai-je pu me tromper ?
Le traitement de cette guerre vue du côté vietnamien est d’une précision remarquable. Tout y passe : la formation idéologique des cadres, la réforme agraire, l’état de l’opinion dans les villes malgré ou en vertu de la propagande, les roueries de Hô Chi Minh en matière de « communication » politique, jusqu’à la transition administrative entre les Français et les Vietnamiens en octobre 1954… Et que dire de la reconstitution de l’affaire des revues « Humanisme » et « Belles Œuvres » et du fantôme du philosophe Tran Duc Thao (appelé pudiquement « Le Penseur ») ? L’emprise du Parti sur les individus, la surveillance et le lent étouffement de la liberté d’expression (voire de pensée) sont exposés avec un discernement d’autant plus rare que cette période reste à la fois mal connue et très sensible.
Il faut dire que la compétence de l’auteur en matière d’histoire du Vietnam n’est aucunement à démontrer. Directeur de recherche à l’Ecole Pratique des Hautes études, auteur de nombreux ouvrages scientifiques de référence, Philippe Papin est l’un des plus grands spécialistes vivants de ce pays où il a longtemps vécu. Mais peut-être également trouve-t-on là, dans la biographie de l’auteur, la clé de ce texte : Les fraternités est un roman d’historien – ce qui est loin d’être un défaut – et non un roman de romancier. Au-delà d’un style et d’un travail évident sur la langue, l’auteur a en effet tendance à dire plutôt qu’à montrer. La dimension documentaire devient en cela, au fur et à mesure des pages, plus importante que l’intrigue et que l’effet littéraire.
L’écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch, dans un livre puissant intitulé La fin de l’homme rouge, s’intéressait aux histoires individuelles au cœur de la grande utopie de l’URSS. Elle raconte avec finesse comment et pourquoi il faut alors se raccrocher aux petites choses de la vie. Peut-on éprouver la nausée d’avoir trop vécu ? Do Thai, comme les survivants interrogés par Alexievitch, compte parmi les humiliés, les voix brisées du XXème siècle. La découverte qui l’attend néanmoins dans les archives vietnamiennes, sur les traces des cendres de sa jeunesse, est peut-être plus vertigineuse encore que le désenchantement. Aucun destin n’est jamais définitivement arrêté, même dans les régimes les plus autoritaires ; tout nauséeux qu’on soit, il n’est jamais exclu de pouvoir se réconcilier avec l’existence.
Les fraternités, roman de Philippe Papin, Les Belles Lettres, 2018, 309 p.
Excellent papier, monsieur le journaliste lecteur critique en empathie… Bravo ! HC