Les éditions Zoé publient, pour la première fois en français, un classique de la littérature sino-américaine, La Femme traversante, de Chuang Hua. Pour les Cahiers du Nem, Henri Marcel chronique cette autrice « qui a la Chine en elle », en même temps qu’il propose un aperçu de la littérature sino-américaine.

Qui était Stella Yang Copley, née à Shanghai en 1931 et décédée aux États-Unis en l’an 2000 ? Une discrète écrivaine qui ne publia qu’un seul roman, La Femme traversante, sous le nom de Chuang Hua, en 1968, sans faire de vagues. Cette autrice demeure une figure fugace, fantomatique, un peu à la manière de ces « Inconnues » dépeintes par  Patrick Modiano dans certains de ses livres, qui prennent brièvement la parole, puis se taisent pour toujours. Les Éditions Zoé nous permettent à présent de découvrir en français, dans une très belle traduction de Serge Chauvin, La Femme traversante, qui fait figure de texte pionnier dans la littérature sino-américaine contemporaine.

Ce roman, par bien des aspects, raconte la destinée d’une famille typiquement chinoise implantée dans un milieu occidental : au sein du foyer, Ngmah, la mère, et surtout Dyadya, le père, s’efforcent par tous les moyens, au fil des jours, de préserver l’unité du groupe. Dans cette histoire, qui nous fait voyager dans plusieurs lieux du monde, seuls les membres de la famille ont droit à un nom, les autres personnages restent anonymes. On est frappé par l’appellation des sept enfants de Ngmah et Dyadya, bien dans la manière chinoise : l’aînée est Nancy Une, suivie par Katherine Deux, Christine Trois – et puis voici Jane Quatre, l’enfant du milieu, qui est aussi le personnage central de ce roman, et dont le prénom chinois est Chuang Hua (lequel serait aussi le prénom originel de l’autrice). Dans cette famille très unie, on vénère les ancêtres, on célèbre dignement l’anniversaire de la grand-mère, le père dispense des conseils aussi affectueux que fermes à ses enfants. Lorsque le jeune James Cinq, qui est en train de faire son service militaire en Allemagne, annonce qu’il a épousé une fille d’origine occidentale, sans la permission de ses parents, c’est la catastrophe. L’intruse est aussitôt surnommée « la barbare ».

Chuang Hua dépeint cet événement à l’aide d’étranges couleurs allégoriques, volontairement excessives, semble-t-il :

« La barbare se tenait aux portes grillagées. Après des années de quête patiente et infructueuse, le cœur rongé, elle avait repéré une faille dans l’immense mur d’enceinte enserrant le jardin, repéré, suivi, épousé James Cinq et pénétré dans le jardin au crépuscule. »

Le cocon familial est définitivement violé. Vers la fin du récit, au cours d’une scène brutale, Jane Quatre déclare à son père vouloir partir, se marier, réfléchir sur sa vie. Trop longtemps, elle s’est sacrifiée pour l’unité de la famille, en la présence parasite de la « barbare », la femme de James Cinq. Dyadya s’exclame :

« Comment oses-tu me remettre en question ! Je suis le Père tout ce que je fais est juste. En t’opposant à moi tu es une barbare. »

Faire sa valise et partir en voyage

Pour Jane Quatre, traversée de souvenirs du pays ancien, mais formée en Amérique, et qui aime visiblement son père d’un réel amour, il s’agit de gagner l’indépendance, de trouver sa voie personnelle, en un calme combat qui ne cessera jamais. Si une lecture autobiographique du texte est pertinente, le fait pour Chuang Hua d’écrire un roman constituera, à coup sûr, un autre geste d’émancipation, peut-être reçu par son entourage comme une autre « trahison ».

Un jour, Jane Quatre fait sa valise et part en voyage. Dans un Paris un peu brumeux, réduit à des lieux génériques – c’est la scène d’ouverture du roman –, la jeune femme rencontre un homme qui se présente comme journaliste, plus précisément critique de cinéma. D’emblée, la relation semble déséquilibrée. Elle s’intéresse plus à lui, qu’il ne s’intéresse à elle. Jane Quatre devient l’amante du journaliste. Dans les premières dizaines de pages, Chuang Hua structure son récit de manière assez classique, en alternant, chapitre après chapitre, entre la chronique des jours parisiens et puis les moments américains, dominés par Dyadya, le père de famille au regard à la fois froid et bienveillant. La bulle familiale semble un endroit sûr où demeurer, avec des phrases telles que celle-ci :

« Il lui agrippa la main, l’enveloppa entre les siennes et se mit à la pétrir avec ferveur, en secousses brusques, un geste d’émotion et de gratitude courant chez certains Chinois de la vieille école. »

Chuang Hua a appris l’écriture littéraire aux États-Unis, et d’une certaine manière, elle compose dans ces pages une prose typiquement américaine, mais le rythme et la cadence s’accélèrent parfois, désorganisant les choses, comme dans ce passage :

« Elle garnit son aiguille et reprit ses points à l’endroit où elle s’était arrêtée. Les jours, les semaines, les mois, les années, les douleurs de l’enfantement, les absences, les traversées, les guerres, les deuils, la solitude, les tempêtes en mer, la soif et la faim, son père mort, des kilomètres de soies fraîchement teintes flottant mornes et lourdes dans les eaux du canal, des soies tordues et enroulées suintant de couleurs pas encore fixées au tissu après avoir trempé toute la nuit dans le canal, des soies déroulées séchant au soleil sur la route bordant le canal. »

Dans le flux prenant de ces images, on note en particulier ce mot de « traversées », crossings, en anglais, qui constitue le titre original du roman. Jane Quatre, notre personnage, la « femme traversante », ne cesse, dans son va-et-vient existentiel, de graviter entre plusieurs pôles géographiques et affectifs, d’effectuer des traversées entre plusieurs états émotionnels, plusieurs espaces inconfortables, et pourtant décrits de façon très fluide. Le montage est particulier : de paragraphe en paragraphe, sur une même page, on peut brusquement changer d’époque, de lieu, d’humeur. Le lecteur s’en trouve désorienté, et aussi séduit par la tranquille beauté des aperçus, des scènes fugaces. Parfois on se lasse de la blancheur diaphane de certaines atmosphères, comme désensibilisées, les angles arrondis, les lieux non nommés, et puis il y a l’ambiance un peu neurasthénique du récit parisien.

«  J’ai compris que j’avais la Chine en moi »

À Paris, Jane Quatre, très éprise, semble s’humilier en préparant des petits plats pour un homme français. Celui-ci, plein d’idées préconçues, qui n’a rien compris à la notion d’exil, lui assène, « Tu as trahi la Chine », « Va vivre en Chine », alors même que la jeune femme vient de s’expliquer au sujet de son identité complexe, dans un beau passage éclairant et libérateur :

« Pendant des années, j’ai cru que je mourais lentement en Amérique, faute d’avoir la Chine. Et un jour, sans prévenir, ça a cessé, quand j’ai compris que j’avais la Chine en moi, et que le fait de ne pas pouvoir y être physiquement n’avait plus d’importance. Toutes ces années gâchées où je reniais l’Amérique parce que j’avais perdu la Chine. Dans ma tête, je m’excluais des deux pays. »

Unité intérieure, désordres extérieurs. Dans les dernières séquences de ce bref roman, le récit continue de traverser les espaces, les époques – plusieurs scènes familiales où Jane Quatre doit négocier son avenir personnel avec son père ; l’adieu feutré à l’amant parisien ; le retour en Amérique. Puis on achève le voyage sur cette vision : le grand-père, bien vivant, est en train de faire sa gymnastique dans l’air froid du matin…  Le lecteur a compris que la vérité de la vie de Jane Quatre, la « femme traversante », se révèle au rythme de brefs cycles, un enchaînement de scènes-clé qui reviennent régulièrement. Cette impression de circularité, de flux permanent, selon un équilibre yin-yang, se confirme lorsque, le roman achevé, on reprend le texte à la première page. L’histoire de Jane Quatre commence par ces mots : « Elle consulta sa montre au cadran d’or tout rond, aux fins chiffres ronds… » et va à la rencontre de son ami parisien à proximité d’un certain « Rond-Point », qui figure aussi dans les toutes dernières pages du roman. La boucle est bouclée, et il faut recommencer. C’est ainsi que nous promène, subtil et mystérieux, ce récit au souffle long.

Chuang Hua, La Femme traversante, traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Zoé, 2023, 240 p.

La littérature sino-américaine après Chuang Hua
Selon le texte de la postface, rédigée par Amy Ling [1] en 1986, La Femme traversante est « passé inaperçu à l’époque, et n’avait pas été réédité ». On peut supposer, cependant, que ce livre ne fut pas orphelin, et que Chuang Hua, d’une façon ou d’une autre, a influencé certains auteurs après elle. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve, sur la quatrième de couverture d’une des éditions de poche en anglais de La Femme traversante, ces mots appréciatifs de Maxine Hong Kingston :

« Chuang Hua a achevé La Femme traversante en 1968 – une époque d’intenses expérimentations sociales et artistiques. Elle y joue avec le style et la langue afin de raconter l’histoire moderniste de Chinois en train de devenir occidentaux. Un texte fascinant. »
Maxine Hong Kingston est considérée, à juste titre, comme l’une des autrices sino-américaines les plus importantes. Son premier livre, The Woman Warrior (Knopf, 1976 ; Les fantômes chinois de San Francisco, Gallimard, 1979), est un récit à la fois personnel et distancé, concret et traversé de mythes, comme son deuxième livre, China Men (Knopf, 1980 ; Les hommes de Chine, Rivages, 1986), qui élargit la focale pour raconter le destin de Chinois venus chercher fortune à San Francisco depuis le XIXe siècle. Son premier roman, Tripmaster Monkey (Knopf, 1989, non traduit), peut sembler moins réussi. En tout état de cause, Maxine Hong Kingston prenait brillamment la suite de Chuang Hua.
La fin des années 1980 et la décennie suivante ont vu l’essor de plusieurs autrices américaines d’origine chinoise, toutes publiées chez de grands éditeurs. Afin, entre autre, de contrer certaines représentations stéréotypées, orientalistes, de la communauté chinoise dans la littérature et le cinéma américains, des écrivains prenaient la plume pour raconter les tiraillements de jeunes gens, pris entre le microcosme de Chinatown, la bulle du cercle familial, avec ses fortes valeurs confucéennes, et l’appel du monde urbain américain, fait de liberté et d’homogénéisation. Ces auteurs, œuvrant aux États-Unis, semblent souvent avoir été encouragés – contrairement à Chuang Hua et Maxine Hong Kingston avant eux – à écrire une prose réaliste, consensuelle, mainstream, parfois un peu fade. Le récit sino-américain est devenu un genre en soi, une sorte de niche culturelle, avec ses propres stéréotypes.
L’une des autrices qui connut l’un des plus grands succès commerciaux est Amy Tan, dont le premier roman, The Joy Luck Club (Putnam, 1989 ; Le club de la chance, Flammarion, 1990), fut un best-seller, et fit l’objet d’une adaptation à Hollywood. Son deuxième roman, The Kitchen God’s Wife (Putnam, 1991 ; La femme du Dieu du feu, Robert Laffont, 1996), fut également un best-seller. D’autres de ses livres ont été traduits, par la suite, en français. Amy Tan fait vivre des personnages hauts en couleur, typiques de l’atmosphère mixte des grandes Chinatown du continent américain, et hantés par les fantômes du pays ancien, la Chine.
Parmi les nombreux auteurs nés aux États-Unis, d’origine chinoise, ayant publié à cette époque, on peut noter Gish Jen (Typical American, Houghton Mifflin, 1991, non traduit) et Gus Lee (China Boy, Dutton, 1991 ; non traduit), qui mettent en scène avec beaucoup d’humour et de truculence des familles chinoises dans un cadre ultra américain. Pour une atmosphère plus âpre, plus sombre, on lira Bone, de Fae Myenne Ng (Hyperion, 1993 ; non traduit).


[1](1939-1999) : universitaire, spécialiste de la littéraire sino-américaine.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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