Après avoir publié son premier roman, “L’orchidéiste”, en 2023, Vidya Narine dévoile un texte puissant, empreint de poésie, de réflexions intimes, pour nous guider à travers sa quête de mémoire d’une famille arrivée en France en 1956 et le contexte de l’histoire de l’Indochine coloniale qui a mené à cet exil. Julien Le Hoangan, sociologue de la mémoire des diasporas vietnamiennes, propose une lecture et son interprétation des différents thèmes abordés afin de dialoguer avec d’autres productions littéraires et artistiques des jeunes générations.
Dans la lignée des romans biographiques de personnes d’origine vietnamienne comme ceux de Sabine Huynh, Émilie Tôn, Cécile Pin, Khuê Pham déjà discutés plus tôt, Le ciel est mon drapeau évoque les mêmes thèmes mais se démarque notamment par la forme et le ton du propos. Il interroge plus directement la place que l’histoire du Vietnam pourrait avoir dans le roman national français. Quand souvent l’histoire nationale sert de trame de fond à la mémoire familiale, ici le mouvement semble presque inversé, ou du moins l’équilibre est renversé.
Les références culturelles et littéraires abondent subtilement au fil des pages, et la structure générale de l’ouvrage interroge. On y entre d’abord directement par des passages poétiques méditatifs qui conduisent à des interrogations sous forme d’enquête policière. La prose nous mène à la recherche d’un corps et d’un coupable, en quête de ce qui s’est passé pour expliquer la situation. On réalise rapidement que cette investigation sera d’ordre généalogique. Le découpage formel et poétique du livre en cinq éléments naturels (bois, feu, terre, métal, eau) fait directement écho à des pratiques spirituelles, de guérison entre autres et, notamment, le taoïsme avec ses maximes parfois mystérieuses et énigmatiques. Ce mouvement cyclique de la vie pourrait alors se lire comme une invitation à l’humilité face à la nature autant que face à l’histoire de l’humanité. Le concept de wuwei qui conseille de trouver une forme de sagesse dans le non-agir, que l’on retrouve d’une certaine manière dans le bouddhisme, pourrait nous faire interpréter ce cycle comme une force presque déterministe, qui nous dépasse. Cela serait peut-être plus vraisemblable si l’ensemble du texte n’était pas lui-même encadré, au début et à la fin, par des références aux mouvements sociaux de Hong Kong jusqu’à la Palestine.
Dès les premières lignes, le ton est donné avec une première “punchline” digne d’un bon morceau de rap : “Les notes de bas de page du roman national sentent le purin, et le purin est fertile, l’homme politique le sait.” Toute la suite sera alors une exploration de ces “notes de bas de page” pour en faire des chapitres en tant que tels dans ce récit collectif français. Le point de départ est double : celui d’un contexte politique de plus en plus ouvertement hostile à l’immigration ,à certaines populations et cultures étrangères et celui, classique, du cheminement personnel d’une femme qui “ne se [lit] pas dans ce récit qui s’écrit, n’y trouve pas [ses] ancêtres, pourtant français eux aussi”. Plus loin, l’autrice énonce explicitement son projet : réparer la mémoire. Consciente de la trajectoire de sa propre famille, de sa place privilégiée à certains égards dans la société, elle ne cherche pas à se “venger” à la place des autres mais espère que son écriture pourra aider à la guérison collective. L’idée de réparation ici n’est alors pas à entendre au sens juridique non plus. L’image la plus parlante serait peut-être celle de cet art japonais du kintsugi qui consiste à revaloriser des objets (souvent de céramique) brisés en assumant pleinement les fêlures, les fissures, en les sublimant.
Incarner l’histoire nationale
Entre poésie, sociologie, mémoire et histoire, la romancière tisse un récit du passé entre la France et le Vietnam, du début du XXème siècle jusque dans les années 1960 principalement. Le pouvoir colonial, les guerres, les migrations sont présentées sous un nouveau jour et propose un changement d’optique qu’appelait Viet Thanh Nguyen dans Nothing ever dies et qui est un des fondements des études critiques sur les réfugiés (Critical Refugee Studies). Il s’agit avant tout de changer de perspective, la décentrer, la décaler, la renverser, la déconstruire. Celles et ceux qui étaient au mieux des figurants muets ou caricaturés, quand ils et elles n’étaient pas des monstres, ne cessent de démontrer leur agentivité, leur capacité à raconter leurs propres histoires et expériences. Le coup de force du livre de Vidya Narine est non pas de seulement proposer une histoire de la marge ou de la minorité, mais de montrer en quoi l’histoire coloniale, en l’occurrence de l’Indochine française, fait partie de l’histoire française. Elle répète assez régulièrement l’affirmation “Je suis française” pour convaincre le lecteur et dissiper les mauvaises interprétations qui voudraient y voir du “communautarisme” ou du repli sur soi. L’autrice veut répondre avec son roman à l’invisibilisation des récits et les représentations biaisées que le cinéma et la littérature ont construites, ces “images accumulées qui [l’]empêchent de voir le Viêt Nam devenu français”. Réparer les imaginaires signifie ainsi proposer un nouveau regard. Comment lutter contre les industries culturelles hollywoodiennes ? Faut-il l’investir à la manière du Sympathizer devenu une série à succès ? Comment transmettre de nouveaux récits sur l’histoire coloniale sans faire un cours magistral ? À l’instar de productions des jeunes générations déjà présentées dans Les Cahiers, l’écrivaine franco-vietnamienne s’appuie sur son histoire personnelle pour tirer les fils de la colonisation et la décolonisation du pays de ses ancêtres.
La narration nous plonge dans un tableau impressionniste, proposant un rapport de distance, parfois légèrement flou mais toujours très sensible au passé que l’on découvre peu à peu, par petites touches qui se combinent comme un puzzle de souvenirs et de sensations. Pour autant, beaucoup de références et de connaissances transparaissent subtilement, sans alourdir le récit. Les lecteurs avertis y trouveront certainement des lacunes ou des simplifications, là où les plus néophytes pourraient déjà se sentir perdus. Dans les deux cas, il faut saluer la fluidité des transitions et la cohésion des différentes narrations personnelles, privées et celles plus générales et nationales, qui montrent comment l’expérience familiale intime incarne, en partie, un fragment de notre histoire nationale. L’image du drapeau, c’est aussi son appropriation par la génération 1998 et la France “black-blanc-beur” qui pose la question de représentation des “jaunes”, comme le faisait déjà François-Xavier Phan, qui jouait son propre rôle dans la pièce de théâtre Circulations capitales.
Une métaphore écologique de l’identité
Les éléments qui structurent ce voyage dans le temps n’ont pas qu’une fonction poétique. Ils représentent la nature et invitent à réinventer notre rapport à l’identité. Le concept même de racine est le plus évocateur concernant cette question, qui prend des connotations plus ou moins essentialisantes ou conservatrices et peut se cristalliser, se fossiliser avec l’idée de souche des nationalistes les plus extrêmes. Comme je l’avais déjà proposé dans un billet sur mon carnet de recherche qui porte justement le même nom, le mot, l’idée ou le concept de rhizomes invite à repenser les liens humains, les racines de l’identité et du rapport à soi et à l’autre. C’est dans la philosophie de Deleuze et Guattari qu’on peut découvrir un concept remettant en question la hiérarchie, la verticalité ou la linéarité pour proposer une autre manière de penser les relations, l’ordre et le pouvoir. Le livre s’ouvre par le même mot, mais pour un concept différent sous la plume d’Édouard Glissant, le poète et philosophe martiniquais. L’identité n’est plus dans la racine mais aussi dans la Relation. La pensée de l’auteur a refait surface ces dernières années dans la bouche de politiques qui font l’éloge de la créolisation pour l’opposer au mythe du Grand Remplacement. Originaire d’une île colonisée, Glissant cherchait à développer une pensée et une écriture qu’il appelait archipélique, contre la pensée du continent et avec le monde, comprenez l’environnement. Le ciel, présent dans le titre, s’inscrit dans cette longue métaphore écologique, du rapport à l’être et au vivant, qui n’est pas anodine. Si on l’a longtemps regardé au prisme des sociétés humaines, c’est aujourd’hui la nature et les relations non-humaines qui nous inspirent pour repenser les relations sociales (Une écologie des relations, Philippe Descola). L’identité comme rapport à soi, à l’autre dans un tout, est alors repensée de manière organique. C’est là la force de la poésie : nous donner des images qui expriment parfois autant sinon plus que de longs discours. Ainsi, le rôle central de la grand-mère est merveilleusement décrit ici :”Nous étions quelques herbes et feuilles tendres croissant en rhizome autour de ma grand-mère.” Avant de mentionner Prune Phi, Nhu Xuan Hua et Kianuë Tran Kieu comme d’autres “pousses hybrides”. Plus loin, les descendants et descendantes que nous sommes se transforment en “galets” que les différentes “vagues” de migration ont dispersés, disséminés, éparpillés, me rappelant alors l’étymologie première du concept de diaspora et son rapprochement phonétique avec les “spores” des fleurs.
La mémoire à la loupe
Dans la lignée des productions récentes sur ces questions, le texte de Vidya Narine offre aussi une profonde réflexion sur notre rapport à la mémoire, toujours à travers des images puissantes, et parfois peut-être exagérées. Une première interrogation mérite la discussion : “Comment manier la plume de l’histoire avec deux encres posées sur son pupitre ?” Cette binarité ou ce dilemme des personnes prises en porte-à-faux, entre deux feux, traduit très bien le sentiment de descendants qui ont l’impression de devoir choisir un camp moral ou politique alors que l’histoire et les mémoires familiales nous enseignent que la frontière entre le bien et le mal était souvent floue pendant ces guerres. C’est pour cette raison que l’autrice cherche la bonne place, d’où écrire et pourquoi écrire.
“Est-ce que l’on écrit pour ““venger sa race” si l’on ne ressent pas de colère ? Ni de honte géographique, sociale, ou même langagière puisque nous parlons le français ? Je n’ai pas de volonté de trahir non plus, et d’ailleurs d’où je viens on ne trahit pas, et surtout pas ses aîné.es, et encore faudrait-il qu’il y ait quelque chose à trahir or pour l’instant il n’y a qu’un vide.” Cet extrait souligne les racines psychologiques et sociales du travail d’écriture de la mémoire. Les expériences de racisme, vécues personnellement ou rapportées par des proches, suscitent alors le désir d’affirmation de soi. L’identité vietnamienne jusque-là implicite se nourrit de culture, de mémoires familiales et d’histoire. La colère et la rage sont des émotions politiques que les féministes notamment, comme Audre Lorde, ont revalorisées. Ces émotions nourrissent l’engagement, mais peuvent aussi nous détruire. L’écrivaine engagée s’interroge et semble mettre en garde contre les passions tristes : “La rage est-elle restée à tourner en rond à l’intérieur de vos corps ? Le gagnant contre le perdant contre le gagnant, le dragon se mord la queue qui s’enroule autour de lui.”
Plus loin, elle questionne : “Où réside la mémoire?” Entre le Vietnam et le village “d’accueil” en France. Le désir de connaître le passé emmène la narratrice de “proche en proche” auprès de sa mère, de sa tante. Des figures féminines. Comment expliquer le fait que les auteurs d’origine vietnamienne en France soient surtout des autrices ? D’autant plus quand on regarde à la loupe les dynamiques de mémoire, le genre semble jouer un rôle important. Peut-être parce que ce sont les femmes qui cuisinent et que la cuisine est justement un espace et un moment de partage des souvenirs. Le travail de mémoire, par l’écriture, servirait à réparer les liens entre générations, entre femmes, grand-mères, mères et filles, à réparer ce que le silence et la douleur a pu abîmer. Parfois, les mots ne sont pas nécessaires. Parfois,”elles font du bien à la terre ces larmes que nous versons pour nos mères et nos grand-mères”, toujours dans cet esprit d’une écologie humaine.
La mémoire est incertaine et mouvante, un “brouillard”, telle une “pile de papiers qui bruissent, certains s’envolent, reviennent puis s’installent, oiseaux migrateurs”. Cette image fait écho au très beau livre de Nathacha Appanah, La mémoire délavée, qui s’ouvre sur les murmures d’étourneaux. Massifs, majestueux, éphémères et insaisissables. Nos souvenirs et ceux dont on hérite, que l’on collecte, comme des milliers de pièces d’un puzzle dont on ignore l’image finale, à jamais inachevée. Pour autant, si l’on conçoit facilement une telle tâche comme la tentative d’agglomérer des fragments, l’autrice suggère un autre mouvement, inverse, impossible : “Je voudrais coudre un rideau devant ces mots, tant ils me font honte et peine. J’aimerais qu’ils se sédimentent entre eux afin de pouvoir les saisir tel un objet, le retirer des corps et des mémoires comme une grosse épine, arrachée à la ronce la plus épaisse au monde.” Ces mots et ces événements, ce sont les horreurs des guerres et de la colonisation. Cette opération de soustraction serait l’oubli nécessaire, le revers de la mémoire. Et en même temps, ces atrocités sont aussi ce qui doit être transmis, dans les larmes. La transmission est, pour autant, souvent difficile. Il faut du temps pour comprendre les “passages”collectés, les “remettre dans l’ordre”, ces souvenirs “dont la morale, bien qu’encore secrète, est à retenir”.
Avec ce très beau livre, empli de poésie et d’histoire, Vidya Narine continue de tisser le réseau de rhizomes des plus de 300 000 tiges, pousses, germes de Français et Français d’origine vietnamienne, en mettant en lumière des trajectoires de vie antérieures aux Boat People. Au sens strict, ce livre est un véritable lieu de mémoire, avec ses paysages, son écosystème, ses co-habitantes que j’invite à découvrir et visiter !
Vidya Narine. Le ciel est mon drapeau.
Les Avrils, 2025, 176 pages.