Le 17 septembre 2021 est sortie Squid Game, une série télévisée sud-coréenne de neuf épisodes, sur le réseau Netflix. Un mois plus tard, Squid Game devient le programme le plus vu de l’histoire de la plateforme en dépassant le milliard d’heures visionnées[i]. En fait, il dépasse le record bien avant le seuil symbolique en surclassant la première saison de La Chronique des Bridgerton, série américaine qui avait atteint 625 millions d’heures visionnées dans le même laps de temps. Nous sommes certainement en face de la crête d’une vague coréenne déferlant sur la culture populaire, une vague nommée Hallyu.

L’honnêteté m’oblige à dire d’entrée de jeu que je n’ai pas aimé Squid Game : j’ai trouvé l’intrigue forcée, les personnages superficiels, les règles du jeu débiles et la morale finale à côté de son thème. Donc, je ne vais pas chercher à savoir si ce succès est mérité ou non dans le fond puisque je m’en suis malheureusement fait une idée précise. Cependant, je me dois de constater l’influence considérable que peut avoir une œuvre culturelle à l’ère des connexions partagées et donc m’intéresser à la forme de ce succès. Témoin de l’attrait spectaculaire de la série et victime de son invasion indésirable dans mon environnement numérique, j’ai repensé au concept de soft power élaboré par l’Américain Joseph Nye en 1990 dans son ouvrage intituléLe Leadership Américain.

Le soft power comme outil d’analyse du déploiement de la puissance d’un État a trouvé un terrain d’études fécond en Asie orientale. Dans une partie du monde stabilisée par l’ordre américain, et ses relais japonais, philippins et coréens, l’utilisation du hard power devient trop coûteuse ou simplement inenvisageable -à l’image de MacArthur mis au ban après son plan de bombardements atomiques sur la Chine en 1950- mais surtout improductive comme dans les années américaines de la guerre du Vietnam de 1955 à 1975. Le soft power va se définir à l’inverse comme la puissance de séduction, de cooptation, qui repose sur des éléments intangibles comme la culture ou l’idéologie. L’objectif est de créer un contexte structurel dans lequel les autres pays choisissent des intérêts conformes à ceux de la puissance douce. En poursuivant cette idée, Nye affirme que « l’universalité de la culture d’un pays et sa capacité de fixer un ensemble de règles et d’institutions qui lui sont favorables […] représentent d’importantes sources de puissance ». Penser l’universalité d’une culture n’est pas chose aisée, Samuel Huntington emploie une formule dans Le Choc des Civilisations (1996) que je trouve, à ce titre, éloquente : « L’essence de la civilisation occidentale c’est le droit, pas le MacDo. Le fait que les non-Occidentaux puissent opter pour le second n’implique pas qu’ils acceptent le premier. »

De mon côté, je cherche à répondre à cette simple et futile question : pourquoi ai-je regardé Squid Game ? En définitive, suis-je la victime d’une politique de soft power ? J’ai une réponse en deux temps : je suis participant involontaire à un système et à des modes de consommation qui encadrent mon identité culturelle, mais j’aspire simultanément à découvrir et comprendre librement de nouvelles cultures dont les valeurs m’attirent.  

Puissance douce et binge-watching

Nos besoins et nos désirs étant progressivement inclus dans la « demande globale » mesurée en statistiques de fréquentations, d’achats, et de recommandations, il n’est pas si étonnant que chacun se retrouve influencé par le captage des choix de tous et que l’offre du marché essaie de l’exploiter au maximum. C’est la naissance du phénomène de binge-watching, un mode de consommation adapté à la massification et à la diversification de l’offre audiovisuelle mais dont le fonctionnement favorise un comportement stratégique qui participe de l’efficacité d’une politique de soft power.

Qu’est-ce que le binge-watching ? En soi, c’est simplement le fait de regarder entre deux et six épisodes d’une même série à la suite. Nous avons été récemment exposés au concept dans le cadre de notre confinement en temps de pandémie. On nous a même expliqué avec les moyens de la Science que le binge-watching planifié et social est une bonne chose pour lutter contre le blues du confinement[ii]. Pour la plupart, enfermés avec un ensemble d’abonnements à des plateformes de streaming, c’est le moment de vider les listes d’objets audiovisuels « à voir plus tard ». Là commence la stratégie de sélection et de tentatives jusqu’à trouver le Graal qu’est la série binge-worthy :

« Adj. Décrivant une série ou une mini-série télévisée, habituellement disponible sur un service de diffusion en ligne, d’une qualité suffisamment haute pour être regardée entièrement dans de longues séquences à la suite. »[iii]

Au-delà de l’ode apathique au consumérisme effréné -n’est bon que ce qui n’est addictif en somme- j’aimerais réfléchir à ce qui est impliqué dans cette pratique sans apposer un jugement trop sévère. Le simple fait de regarder une œuvre plus de deux heures durant devient une échelle de mesure, un instrument de mise en valeur. Je regarde, donc je participe à la croissance du programme dans l’environnement virtuel global généré par des algorithmes de recommandations et de recherches croisées. Cette monnaie qu’est mon temps, je l’échange contre ma capacité à juger et à permettre le jugement global (via les systèmes de recommandations précités) de la qualité du programme, c’est-à-dire sa légitimité à prendre de l’importance. Le binge-watching est maintenant plus qu’une pratique, il est intégré à l’offre, conseillé dans des guides, et sert même de code culturel sur les réseaux sociaux pour de nombreuses productions.

Aujourd’hui, le marché de la consommation culturelle s’est grandement étendu avec l’utilisation croissante des services sur Internet dans les foyers d’une part et la hausse des capacités d’hébergement et de diffusion de ces mêmes services d’autre part.  Dans le consumérisme accéléré de notre époque, un succès n’est vraiment mesurable qu’aux nombres de vies privées qu’il peut infiltrer, mais est-ce là l’universalité ?  Dans le cas de Squid Game : l’actrice Jung Ho-yeon devient ambassadrice de la marque Louis Vuitton[iv] après avoir vu son compte Instagram recevoir plus de 13 millions d’abonnés en trois semaines[v], un numéro de téléphone apparaissant à l’écran va être acheté 75 000€ par un candidat à l’élection présidentielle coréenne[vi], le nombre de vidéos Youtube au « contenu relatif à » Squid Game atteint 129 000 pour 17 milliards de vues (soit le nouveau record après Game of Thrones qui avait amassé sur 10 ans d’existence 16.9 milliards de vues en vidéos sur la plateforme[vii]), la saison deux est en discussion et une contrefaçon chinoise nommé Squid’s Victory signé Youku[viii] a émergé en Chine où Netflix n’est officiellement pas disponible !

Très récemment, le Président sud-coréen Moon Jae-in a félicité le boy band BTS pour son succès aux American Music Awards et même carrément intégré dans son tweet une référence à Joseph Nye :

« Je tiens à féliciter et remercier BTS pour avoir remporté le Grand Prix des AMA. Le mois dernier, le think-tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS) a tenu une conférence inhabituelle sur le thème du soft power coréen. A la conférence, le renommé Joseph Nye, créateur du concept de soft power, a félicité la Corée du Sud d’avoir su proposer le soft power le plus dynamique au monde en combinant un succès économique sans précédent et une démocratie vivace. Cela signifie que la culture coréenne domine le monde, et cela montre également sa force nationale et diplomatique[ix]. »

Il y a un véritable intérêt, concurrentiel, dans les États d’Asie orientale pour la préférence à l’influence douce plutôt qu’à la contrainte. Pour la Chine, qui – jusqu’à très récemment – n’avait pas les moyens de sa contrainte et qui – aujourd’hui – convoite ardemment l’image de « grande puissance responsable » ; pour le Japon, qui s’interdit constitutionnellement toute forme de contrainte ; pour la Corée du Sud, qui doit opposer un contre-modèle social séduisant à ses compatriotes du Nord ; pour Taiwan, qui a des moyens de contrainte extrêmement limités. Mais une dans une telle configuration, le succès économique est toujours un prérequis au déclenchement des mécanismes d’attraction pacifiques et affectifs.

Dans la contradiction entre l’économie et l’affect, on peut observer le cas du film Parasite (2019) de Bong Joon-ho, qui, en plus d’avoir reçu un accueil public favorable, est le premier film non-anglophone à remporter l’Oscar du Meilleur Film. J’ai relevé un nombre important de commentaires sur le fait que le triomphe du film était surprenant compte tenu précisément du fait qu’il s’agissait d’un film avec sous-titres. Derrière l’évident américanocentrisme de la remarque, il y a bien une contradiction entre un certain marché (les Américains qui privilégient les films anglophones)  et un affect (le succès critique et public d’un film en langue coréenne). C’est dans cet interstice que se glisse l’effet du soft power, sous l’apparence de rapporter de nouveaux goûts, il crée un environnement de consommation, avec l’intention de transmettre, il diffuse des modes de consommation. La mondialisation est actuellement ainsi structurée qu’il aura fallu attendre que le Hallyu atteigne les États-Unis pour que nous en soyons frappés en retour au centuple par le succès de Squid Game.

Mais autant peut-on concevoir l’attrait passionnel que peut avoir une œuvre sur le spectateur, autant il y a une configuration particulière de l’offre qui l’influence constamment. En effet, on est obligé de se sentir en partie aliéné lorsque l’on « tombe » dans le binge-watching, on est pris d’une forme de culpabilité : sur la gestion de notre temps, sur notre jugement esthétique affaibli, sur notre incapacité paresseuse à changer de programme etc. Les plateformes Netflix, Amazon Prime ou Hulu ont des systèmes de visionnage qui encouragent à laisser défiler les épisodes sans efforts. Quel intérêt y avait-il à conceptualiser cette pratique ? A ma grande déception, moi qui aime tant les révélations inattendues, la réponse est : le profit.

C’est certainement en s’inspirant de la réussite initiale des Japonais que le gouvernement sud-coréen lance son programme d’offensive culturelle pour dynamiser son commerce international : c’est le début de la vague dite Hallyu. De l’autorisation d’entrée des mangas japonais dans le pays à partir de 1998, qui dynamitera l’industrie domestique coréenne nommée Manhwa, aux contrats de diffusion négociés dans des régions stratégiques, en passant par la constitution de boy bands, réfléchie en fonction des zones et des publics à atteindre, il y a trois décennies d’investissements et d’efforts désormais visibles à l’œil neutre. Le déploiement de cette puissance en Europe n’est encore qu’à ses débuts mais avec des résultats tangibles : des mots coréens qui s’invitent dans la langue anglaise[x], le phénomène « Gangnam Style » [xi] que nous n’avons pu ignorer, la popularité croissante de la K-Pop en rivalité directe avec la J-Pop[xii], enfin le sabre coréen Haidong gumdo qui détrônera peut-être un jour le Kendô japonais ?[xiii]

La production sud-coréenne face au déclin de l’exportation japonaise

Le premier vrai modèle de réussite (je mets volontairement de côté Bollywood qui existe depuis les années 1930 et mériterait un article entier) d’un programme politique d’application du soft power se trouve au Japon, lorsque le pays lance le Cool Japan en 1980 sous l’impulsion du Ministère des Affaires Étrangères japonais. Il s’agissait non seulement de réussir le cercle vertueux décrit plus haut, l’image du Japon ayant passablement souffert de la période 1937-1945 et sans amélioration notable dans les décennies suivantes, mais aussi ultérieurement d’obtenir de vrais résultats économiques qui compenseraient la « décennie perdue » après la crise asiatique de 1997.

Passons en quelques dates sur les vingt années emplies de succès liés à cette politique :

1989 : Sony achète Columbia Pictures 

1993 : Le premier non-japonais remporte un tournoi de Sumo 

1995 : Nomo Hideo est le premier Japonais à rentrer dans une équipe internationale de sport (de base-ball aux États-Unis)

2000 : Le théâtre est classé patrimoine oral et immatériel de l’humanité

2003 : Oscar du meilleur film d’animation pour Le Voyage de Chihiro (Miyazaki Hayao, Studios Ghibli)

2007 : Toyota devient le premier constructeur automobile du monde 

2008 : Le manga One Piece dépasse le record d’Astérix pour devenir et rester la franchise de bande dessinée la plus vendue de l’Histoire

Ce n’était effectivement pas par la menace ou la violence que le Japon est parvenu à étendre le modèle de la « croissance en V » aux pays voisins, du toyotisme, de l’esthétique du manga – dont les productions ont longtemps été interdites chez les voisins en question – et garder l’image d’un pays très avancé technologiquement mais écologique et pacifiste en accord avec sa posture internationale et sa Constitution. Néanmoins, le Japon amorce aujourd’hui une réflexion sur l’échec de sa stratégie Cool Japan qui est devenue un gouffre financier[xiv] alors que dans le même temps s’accroît un rejet des produits coréens[xv].  

La qualité des productions est bien sûr en cause mais finalement c’est surtout un débat sur l’identité nationale que les manifestants cherchent à susciter. Pourquoi les produits japonais sont-ils remplacés par les produits coréens ? Qu’est-ce que cela raconte de l’affaiblissement du Japon ? De la perte de son prestige ? De sa faiblesse morale et esthétique ? Exemples récents du rejet de la culture coréenne en Chine et au Japon :

  • En 2011, des manifestations ont lieu au Japon pour manifester contre la diffusion de programmes coréens par la chaîne FUJI TV, la chaîne rivale SAKURA l’a traité de « réseau traître »[xvi].
  • En 2013, d’autres manifestations, qui auront durement affecté les commerces du quartier coréen de Tôkyô[xvii], ciblent particulièrement le Hallyu.
  • En 2019, sur la chaîne japonaise DHC TELEVISION, des commentateurs affirment que les Coréens étaient incapables d’inventer un système d’écriture pour eux-mêmes et que les Japonais ont donc inventé pour eux l’alphabet Hangul[xviii].
  • En 2021, la Chine a traversé une crise Hallyu qui a provoqué le remplacement d’un acteur coréen par un acteur chinois dans un programme à succès et même davantage l’interdiction de diffuser des production sud-coréennes[xix].
Anti-Korean Wave Protest against Fuji Television in Odaiba, Tokyo. 2011-08-07. Source Wikipedia

Il paraît pourtant assez sûr de parier que le Pays du Matin calme aura une bien meilleure position dans les prochains classements de soft power établis par les instituts d’études des relations internationales. Le succès n’est néanmoins pas assuré pour la péninsule, voisine de deux cultures ayant chacune connut leurs « petits » moments d’hégémonie culturelle dans la région. On accepte d’autant plus facilement de croire au volontarisme des gouvernements sud-coréens qui ont successivement affiché au grand jour leurs ambitions pour le rayonnement de leur culture.

Cette recherche volontariste de l’universalité de la culture va en provoquant de grandes contradictions car elle s’insère dans un marché qui repose sur le relativisme culturel, c’est-à-dire l’exploitation maximale de l’exotisme d’une œuvre. Dans le cas de Squid Game, c’est bien la rencontre d’une offre à caractère universaliste (structure du récit, thème, archétype de héros, format sériel, accessibilité mainstream etc.) et d’une demande de relativisme culturel, qui insiste sur les spécificités culturelles (les jeux d’enfants coréens, le creusement violent des inégalités, les mafieux collecteurs de dette, l’univers du récit en général etc.), qui enfante ce succès. Pour autant, va-t-on constater une plus grande curiosité pour la culture coréenne en général ? Une meilleure compréhension entre les peuples ? Ou, au contraire, une catégorisation métonymique  (la Corée du Sud est un pays violent où s’affrontent riches et pauvres en permanence) qui ne peut que renforcer l’incompréhension et le désintérêt pour l’Autre ?

D’autres succès formidables de productions sud-coréennes s’étaient déjà fait connaître dans les deux dernières décennies, je pense à celles de Bong Joon-ho, Na Hong-jin ou Park Chan-wook, mais sans susciter une vague d’enthousiasme comparable à celle déclenchée par le jeu du calamar. La puissance d’invasion de nos vies privées des réseaux sociaux et des moteurs de recherche n’est pas la seule en cause, il y a une demande en hausse pour les nouvelles productions sud-coréennes.

Sondage Statista 2020 sur la popularité des K-Drama. Capture d’écran : https://www.statista.com/statistics/999239/south-korea-korean-drama-popularity-worldwide/

Aujourd’hui, il y a des blogs, des communautés en ligne, des sites entiers dédiés à la mise en société et à la valorisation sociale de la connaissance et de l’évaluation des K-Drama comme DramaFever. Certains sont d’ailleurs des plate-formes de binge-watching, et derrière la noble intention de satisfaire une demande, l’offre construit et reproduit des modes de consommation dans lesquels nous ne pouvons plus échapper aux effets des politiques de soft power. Les manifestants qui s’en plaignent, participent eux-mêmes au référencement du produit, et à sa diffusion dans les moteurs de recherche. Sommes-nous alors condamnés à subir la marchandisation de la curiosité, l’affadissement des contrastes culturels ou bien cyniquement rejoindre le cortège des consommateurs blasés par tant de nouveautés ? Le phénomène Squid Game mérite son succès, mais pas nécessairement grâce à ses qualités intrinsèques, parce qu’il est le fruit d’un élan vers le monde, et que s’il participe à ouvrir l’horizon de certains, c’est déjà un gain global pour la société. Nous devrons néanmoins rester attentifs aux développements de ces marchés tant est large le boulevard qui s’ouvre pour le soft power sud-coréen, dont les dirigeants n’hésitent même plus à proclamer le « plus grand succès de soft power des soixante dernières années ». Qu’il relève de la prophétie auto-réalisatrice ou d’une patiente accumulation d’investissements et d’efforts rencontrant le contexte favorable du binge-watching, le succès des K-Drama permet d’analyser les voies nouvelles que prend le soft power dans la trajectoire sud-coréenne :

« Contrairement au hard power, […] le soft power sud-coréen n’est pas prisonnier de bornes géographiques, c’est-à-dire que son influence culturelle déborde facilement de ses frontières, tant qu’une demande globale pour ses produits existe. Les résultats affichés par les programmes de DramaFever prouvent que cette demande est déjà là. »[xx]

La Corée du Sud cherche à projeter l’image d’une réussite économique libérale capitaliste et dans le même temps capter l’intérêt du monde quant à ses spécificités culturelles. Ce n’est pas un petit défi pour un petit pays encerclé de trois puissants modèles de société que sont la Chine, le Japon et la Corée du Nord. Dans la mesure où ce déploiement culturel est un schéma intégré à l’action du gouvernement, on peut penser que chaque génération reproduira et diffusera la culture dominante, non pas au sens de la sociologie de la domination, mais dans le cadre des affrontements de la puissance douce, donc en fonction de l’offre sur le marché. Ma génération a été abreuvée de Dragon Ball, Naruto et One Piece, Karate et Kendô mais peut-être une suivante le sera par les manhwas, ou les webtoons qu’on trouve sur les réseaux sociaux, la K-Pop, les futures séries de Bong Joon-ho et le Taekwondo ? Le soft power aura étendu toute son effectivité lorsque nous assimilerons complètement ces stratégies économiques à des tendances affectives. A mesure que nous serons attirés par les particularismes culturels d’un espace -et donc des œuvres qu’il produit- nous serons simultanément contentés par des œuvres à vocation universaliste car telle est la fonction actuelle du système de divertissement de masse.

En comparaison avec la culture américaine, la culture sud-coréenne est encore une culture marginale chez nous et dont les codes sont relativement peu répandus. C’est dans un secteur niche, le K-Drama, la série télévisée dramatique coréenne, que le succès de certaines plate-formes spécialisées se fait nettement ressentir. Le succès du K-Drama est récent mais indéniable et ses groupes relais sont très actifs. Les œuvres se diffusent principalement sur internet notamment grâce à la création artisanale et passionnée de sous-titres sur des plate-formes illégales de téléchargement et de streaming, ce qui fait bénéficier les connaisseurs et les curieux de la version originale de l’œuvre sans surcoût ; Un phénomène que les curieux de mangas auront sûrement en souvenir commun de leurs fréquentations de sites web infestés de virus au début des années 2000…

Les Japonais ont voulu amener le monde à leur pays, montrer la vitalité et l’intérêt de leur culture, une culture endogène produite et consommée par une population locale indifférente à l’extension de la-dite culture. Les Coréens du Sud veulent amener leur culture au monde, étendre et présenter un modèle de réussite qui n’a pas besoin d’insister sur ses spécificités culturelles, car il a été conçu pour l’exportation. De la même manière que j’ai été frappé pendant mon séjour japonais de l’incompréhension majoritaire des Japonais pour la consommation de mangas en France, je suis aujourd’hui frappé par l’évidente motivation politique des Sud-Coréens lorsqu’ils revendiquent le succès de leur soft power.

Conclusion

Le soft power est né de l’angoisse du déclin de la puissance américaine et la fabrique de la séduction qu’il a engendré ne peut donc se concevoir sans défauts. Le mal en présence est que les politiques de soft power finissent toujours par aboutir à des phénomènes incomplets, semi-achevés et traversés de conflictualités. On le comprend aisément, la culture étant un code, le partager et le diffuser augmente les chances de voir apparaître des versions alternatives du décryptage, voire des versions hostiles. Pour simplifier, on parle de « vagues » ou de « phénomènes de mode », mais en réalité nos représentations sociales sont désormais en jeu, et avec elles les images de marque nationale, c’est-à-dire une partie constitutive de l’identité nationale sur laquelle le débat reprend – malheureusement – de la vigueur en Europe. Or, nous aurons à comprendre et affronter d’autres problématiques si l’on persiste à laisser les mains libres au secteur privé, guidé principalement par la quête de profit, pour gérer cette fabrique et nous laisser spectateurs passifs.

Infographie du site web DramaFever (2009-2018) appuyant le mérite de son acteur-influenceur sur Weibo. Capture d’écran : https://www.vox.com/2014/9/24/6832951/heres-why-millions-of-americans-are-binge-watching-korean-dramas

Le danger dans l’ère du divertissement de masse et de l’information permanente est que le marché de l’audience pour lequel s’affronte les grandes industries en concurrence a une tendance nette à affadir les cultures, les idées et les valeurs. De même, à chaque fois que j’ai cherché les « raisons » officielles du succès de Squid Game, je suis tombé sur une impasse, rien de convaincant au point que je m’en réfugie dans l’explication par l’irrationalité des passions. Quel que soit le mérite objectif critique d’une œuvre, si celle-ci emporte un franc succès dans les foyers américains et européens, alors on commence à mesurer son influence en référencements, citations, détournements en mêmes internet, nombre de placements en wishlist et pop-ups de « recommandés pour vous », produits dérivés, publications et événements sur les réseaux sociaux, pour finalement aboutir par extension à une hausse générale de la consommation de culture projetée. Son succès – c’est-à-dire l’impact évoqué précédemment dans la sphère économique au sens large – deviendra inéluctable à l’image d’autres succès récents tels que Stranger Things, The Mandalorian ou Narcos, soit une domination encore large des produits américains malgré quelques exceptions comme La Casa de Papel, Elite ou Black Mirror.

Pour l’heure, attendons que sortent la série Parasite ou le remake prochain de Last Train to Busan et nous observerons certainement que la Corée du Sud amassera les dividendes d’une lente exploitation arrivée à terme. J’anticipe que la deuxième saison de Squid Game sera peu inspirée, décevante et ennuyeuse mais que rien ne l’empêchera de venir me réveiller en pleine nuit grâce au système de notification sur mon smartphone. Et peut-être aurais-je même à m’affronter en train de la binge-watcher, juste pour me faire mon opinion parmi celles de mes contemporains…

Squid Game / Ojing-eo geim

Série télévisée : 2021–

Ecrite et réalisée par Hwang Dong-hyuk

Produite par Siren Pictures

Distribuée par Netflix

Notes de fin :


[i] https://variety.com/2021/digital/news/squid-game-all-time-most-popular-show-netflix-1235113196/

[ii] https://eu.usatoday.com/story/opinion/2020/05/02/coronavirus-quarantine-binge-watching-healthy-escape-column/3060846001/

[iii] https://www.urbandictionary.com/define.php?term=binge-worthy

[iv] https://www.nylon.com/fashion/squid-game-hoyeon-jung-louis-vuitton

[v] https://www.insider.com/squid-game-star-jung-ho-yeon-gained-13-million-followers-2021-10

[vi] https://www.scmp.com/lifestyle/entertainment/article/3150377/after-man-phone-number-netflixs-squid-game-bombarded-calls

[vii] https://variety.com/2021/digital/news/squid-game-youtube-record-game-of-thrones-1235108695/

[viii] https://www.bbc.com/news/world-asia-china-58991127

[ix] https://www.hindustantimes.com/entertainment/music/bts-reacts-as-south-korean-president-moon-jae-in-congratulates-group-on-ama-win-feel-a-sense-of-pride-101637674616731.html

[x] https://www.bbc.com/news/newsbeat-58749976

[xi] https://foreignpolicy.com/2012/09/27/the-gangnam-phenom/

[xii] https://www.bbc.com/culture/article/20200309-the-soft-power-roots-of-k-pop

[xiii] https://www.20minutes.fr/lyon/3181971-20211126-lyon-apres-k-pop-squid-game-sabre-coreen-emporte-public-japan-touch

[xiv][xiv] https://japantoday.com/category/entertainment/gackt-lashes-out-at-cool-japan-almost-no-results-of-japanese-culture-exported-overseas

[xv] http://koreatimes.co.kr/www/news/culture/2014/02/135_152045.html

[xvi] https://variety.com/2011/tv/news/japanese-rally-against-fuji-tv-1118041653/

[xvii] http://koreatimes.co.kr/www/news/culture/2014/02/135_152045.html

[xviii] https://asiatimes.com/2019/09/anti-korean-sentiment-is-thriving-in-japan/

[xix] https://www.koreatimes.co.kr/www/news/opinon/2016/11/202_218799.html

[xx] https://www.vox.com/2014/9/24/6832951/heres-why-millions-of-americans-are-binge-watching-korean-dramas

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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