En Thaïlande, les conflits entre agriculteurs et éléphants se multiplient sur fond de changement climatique. La formation de rangers et la construction de barrières électriques n’ayant pas suffi à éviter la destruction des récoltes, certains agriculteurs repensent leur façon de produire pour cultiver des végétaux ne faisant pas partie du régime alimentaire des éléphants. Des projets qui améliorent la coexistence humains-éléphants mais dont la mise en œuvre est complexe. Un reportage d’Emilie Babut pour les Cahiers du Nem.

Jarunee finit de boire un café devant chez elle avant de partir travailler. Elle ne quitte jamais son téléphone, sur lequel elle reçoit des informations et alertes de la part des agriculteurs. Crédits Emilie Babut.

Posé sur une table entre une salade de papaye et un poisson grillé, le téléphone de Jarunee Ompram n’arrête pas de vibrer. Chaque soir, cette employée de la réserve de faune de Huai Kha Khaeng, dans l’ouest de la Thaïlande, reçoit des messages sur un groupe Line, un équivalent de Whatsapp : les agriculteurs du district de Lan Sak lui envoient des vidéos d’éléphants qui se nourrissent sur leurs parcelles… et parfois des photos des dégâts. « Ce système d’alerte en temps réel permet aux rangers d’intervenir pour repousser les éléphants. Cela évite que les agriculteurs ne se mettent en danger » explique avec assurance la quadragénaire.

Dans le jardin de Jarunee, l’ambiance est chaleureuse. Jarunee, Somkid et Prajuk, rangers expérimentés, commencent à dîner tandis que Saout, trentenaire pétillante et fine gourmette, cuisine encore sur une immense estrade en bois sur pilotis qui sert de salle de sieste, d’espace de rangement et de cuisine. A la fois collègues, voisins et amis, tous travaillent pour la réserve. Ils œuvrent à une meilleure cohabitation entre les agriculteurs des environs et les éléphants, nombreux dans la région et s’immisçant de plus en plus souvent sur les exploitations agricoles.

Les éléphants, des voisins de plus en plus encombrants

La réserve de faune de Huai Kha Khaeng fait partie du Western Forest Complex, l’écosystème forestier continu le plus important d’Asie du Sud Est, à cheval entre la Thaïlande et la Birmanie. Côté thaïlandais, ses 19 000 km² abritent 19 espaces protégés, dont Huai Kha Khaeng.

Localisation du parc national de Kui Buri, de la réserve de faune de Huai Kha Khaeng et des autres espaces protégés situés dans le Western forest complex. Google Earth. Crédits Emilie Babut.

Le village de Bueng Charoen, dans lequel vit Jarunee, se trouve à 5 km de la limite de la réserve. Dans ce territoire rural à proximité immédiate de la forêt, les agriculteurs produisent manioc, maïs et bananes, les deux derniers étant particulièrement prisés des éléphants. Ceux-ci dévorent régulièrement les cultures, causant des pertes de revenus importantes pour les exploitations.

La réserve de faune de Huai Kha Khaeng. Google Earth. Crédits Emilie Babut.

Rosarind Buathong est une jeune agricultrice de 27 ans installée dans le village de Khao Khiao, à quelques kilomètres de là. Souriante et engagée, elle est aussi la présidente de la « communauté des amis de la faune sauvage », un réseau qui regroupe une centaine d’habitants souhaitant réinventer les liens entre animaux sauvages et habitants du territoire.
L’exploitation de Rosarind s’étend sur quelques hectares en bordure de cours d’eau, à l’entrée de la forêt. Le jour de notre venue, des traces d’éléphants encore fraîches sont visibles dans le lit d’un ruisseau à sec en contre-bas, et les branches de certains bananiers font grise mine.«  Les éléphants viennent sur mes parcelles à peu près un jour sur trois » constate-t-elle. Rien que dans les villages de Bueng Charoen, Khao Khiao et Phai Ngam, les agriculteurs ont signalé 138 incursions entre novembre 2022 et avril 2023, pour seulement une dizaine d’éléphants vivant à proximité.

En Thaïlande, comme dans d’autres pays voisins, les conflits entre les hommes et les éléphants se multiplient sur fond de changement climatique. Plusieurs causes sont évoquées, même s’il n’y a pas de consensus pour expliquer ce phénomène. A Huai Kha Khaeng sont citées la proximité géographique avec le Western Forest Complex ainsi que la dégradation potentielle de l’habitat naturel des animaux, avec une raréfaction de l’eau et de la nourriture disponibles dans cet espace. Mais c’est aussi, comme souvent, la proximité géographique entre parcelles cultivées et forêt et l’opportunisme des éléphants qui aggravent la situation. Les pachydermes trouvent chez les agriculteurs la nourriture qui leur manque… ou tout simplement des ressources riches en nutriments et très facilement accessibles.

« 4300 éléphants sauvages vivent en Thaïlande, et des conflits ont lieu à proximité de plus de la moitié des espaces protégés du pays », explique Chution Savini, chercheuse à l’université Srinakharinwirot et experte auprès de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. « Le nombre de conflits et même de morts suite à des rencontres malencontreuses, que ce soit côté humains ou éléphants, a tendance à augmenter ces dernières années. La présence d’agriculteurs à proximité de ces espaces multiplie les risques ».

Rosarind Buathong est une jeune agricultrice installée dans le village de Khao Khiao. Elle cultive des plantes médicinales et préside la « communauté des amis de la faune sauvage », un réseau qui regroupe les personnes qui souhaitent réinventer les liens entre animaux sauvages et habitants du territoire. Crédits Emile Babut.

Huai Kha Khaeng ne fait pas exception. Il y a quelques mois, un agriculteur a été tué par un éléphant aux abords de la réserve. Il venait cueillir un champignon rare poussant en forêt, récolté après les brûlis et se vendant à prix d’or à Bangkok. Même si la cueillette n’était pas autorisée dans cette zone protégée et considérée comme habitée par les esprits des ancêtres du village, cet épisode tragique a suscité une forte émotion et renforcé les inquiétudes des habitants.

Des solutions historiques ayant montré leurs limites

Eléphants et humains sont amenés à se croiser de plus en plus souvent et bien malgré eux, mais la situation n’est pas nouvelle. Des solutions ont été testées depuis 20 ans dans tout le pays, souvent à l’initiative des pouvoirs publics ou ONG. Longtemps, le creusement de fossés ou la construction de barrières simples ou électrifiées autour des zones forestières ont été privilégiés, comme cela a été le cas autour de Huai Kha Khaeng. « Mais ces solutions coûtent cher et ne tiennent pas compte des capacités d’adaptation hors normes des éléphants, qui finissent souvent par les contourner », explique Chution Savini.

Dans de nombreux parcs nationaux, les rangers ont aussi été formés pour écarter les éléphants sans les tuer et sans se mettre en danger. Cela a été le cas à Huai Kha Khaeng. Des systèmes d’alerte ont aussi été développés à travers le pays : tours de guet, groupes Line, caméras thermiques, utilisation émergente de drones… afin de prévenir les rangers et de protéger les habitants.

Ces mesures limitent les dégâts mais génèrent un stress et un travail important pour les personnes concernées. Et de plus en plus d’agriculteurs et d’associations se rendent à l’évidence : les difficultés se multiplient, et ces solutions ne suffisent pas.


Changer de pratiques agricoles pour aller vers la co-existence hommes éléphants


Face à un tel constat, les acteurs associatifs ont imaginé de nouvelles solutions. « Des ONG comme le World Wildlife Fund (WWF) ou l’association Bring the Elephant home ont changé d’approche, en cherchant à favoriser la coexistence entre humains et éléphants plutôt que leur séparation stricte », explique Chution Savini. Désormais, cette démarche est aussi celle des gestionnaires d’espaces naturels thaïlandais et de certains agriculteurs. Rosarind le confirme : « nous avons accepté que nous vivions sur le même territoire que les éléphants, et nous avons décidé de faire notre maximum pour nous adapter », explique-t-elle avec conviction.

La solution qui a été trouvée paraît simple: changer de productions et de pratiques agricoles, pour moins attirer les éléphants et limiter les pertes de revenus. Avec l’accompagnement du département des parcs nationaux thaïlandais et de la fondation Seub, du nom d’un activiste environnemental de la région, un partenariat a été signé il y a deux ans avec un hôpital pour développer des filières de plantes médicinales locales. L’objectif est de les cultiver à la place d’une partie du maïs et des bananes.

En bordure immédiate des parcelles de Rosarind, des traces d’éléphants sont encore visibles. Crédits Emilie Babut.

Pois papillon, curcuma, chirette verte, agrumes… sur ses quelques hectares, Rosarind cultive désormais fruits et plantes médicinales sans pesticides (une demande de l’hôpital), tout comme une vingtaine d’autres agriculteurs de la zone. Elle a tout de même gardé quelques bananiers au bord de la parcelle qui longe la forêt. « Les éléphants viennent toujours aussi souvent sur l’exploitation », explique Rosarind sans sourciller, « mais c’est moins gênant. Avoir gardé des bananiers proches de l’habitat des éléphants évite que les éléphants traversent toute la ferme pour atteindre des parcelles plus éloignées. Parfois, ils y viennent quand même, mais les plantes médicinales sont préservées ». En effet, elles ne sont pas au goût des éléphants et sont souvent situées en hauteur, ce qui leur évite d’être écrasées.
A quelques mètres de la maison de la vingtenaire, un séchoir constitué de tamis exposés au soleil sert à déshydrater les récoltes. Des fleurs et des fruits multicolores s’y déploient par centaines. « Le séchoir est chez moi, mais nous sommes 10 à l’utiliser« , indique l’agricultrice.

Jarunee et Rosarind ont dû mobiliser toute leur énergie pour lancer le mouvement il y a 3 ans. Depuis, elles disent avoir ressenti un changement d’état d’esprit dans la région, favorisé par les hausses de revenus des participants, évaluées par Jarunee à plus 30%. Au total, trente agriculteurs se sont mobilisés depuis le début du projet. « L’un d’eux était prêt à massacrer les éléphants à coups de fusil il y a encore trois ans. Aujourd’hui, c’est l’un de nos plus fervents soutiens », explique Jarunee avec fierté. Des voisins espèrent eux aussi pouvoir bénéficier des retombées du programme, grâce à des projets d’écotourisme et d’observation des animaux. Ils ont construit des postes d’observation en bois dans une clairière voisine, et une habitante de Lan Sak aimerait accueillir des professeurs d’anglais en volontariat afin de former les locaux à l’accueil de touristes internationaux.

Galvanisés par la dynamique globale, d’autres aimeraient rejoindre le mouvement et se sont lancés dans la diversification de façon individuelle, sans attendre de savoir s’il y avait une demande de l’hôpital. Mais celui-ci arrive à saturation, et Jarunee a maintenant besoin de faire changer son projet d’échelle pour éviter de décevoir de nombreux espoirs. Mais tout n’est pas si simple.

Certains habitants espèrent profiter de la présence du sanctuaire de faune de Huai Kha Khaeng, classé par l’UNESCO, pour faire venir des touristes dans leur village. Crédits Emilie Babut.

De nombreux défis à relever


Ces changements de pratiques agricoles, bien que vertueux, amènent leur lot de questionnements et de contradictions. A l’heure actuelle, les agriculteurs affirment avoir arrêté les pesticides, mais aucune certification n’a été mise en place. « Nous fonctionnons avec un système de surveillance mutuelle, mis en place avec l’aide de l’association Organics international », explique Rosarind. « L’hôpital nous demande de mettre en place une certification bio, mais cela coûte cher, et nos moyens restent modestes ». Une analyse est en cours pour décider de la marche à suivre. Cette étape sera probablement indispensable pour convaincre d’autres hôpitaux de se joindre au programme.

La décision de changer de cultures peut aussi amener à des situations complexes et paradoxales, observées par des associations sur d’autres projets : « certaines productions « alternatives » résistent moins bien à la sécheresse que les productions historiques, ce qui pose question dans un contexte de réchauffement climatique », explique Antoinette Van de Water, la fondatrice de l’association Bring The Elephant Home. Les consommations d’eau nécessaires restent très raisonnables et compatibles avec une bonne gestion des écosystèmes, mais « il faut trouver le bon équilibre et ne pas mettre les agriculteurs en difficulté pendant la saison sèche ».

Enfin, les agriculteurs candidats sont de  plus en plus nombreux, alors que la totalité des besoins de l’hôpital sont maintenant couverts. Il faut donc identifier d’autres débouchés potentiels.  « Nous travaillons avec l’université pour développer des baumes à lèvres et gels douches, et nous envisageons de créer un site de fabrication localement », explique Jarunee, « mais nous avons besoin d’identifier des circuits de commercialisation pérennes ». Des discussions avaient démarré avec le 7-Eleven local, mais le partenariat semble compromis. De nouvelles recherches commencent.

Jarunee, Rosarind, agriculteurs, habitants, rangers et associations ont encore beaucoup à faire pour assurer une réelle cohabitation entre humains et faune sauvage à grande échelle et à long terme. Tous savent que l’adaptation n’est pas la seule solution à développer, et qu’elle ne suffira pas. Rattaphon Pitakthepsombat, directeur adjoint de la conservation au WWF Thaïlande, rappelle que des projets de restauration des écosystèmes forestiers devront se poursuivre en parallèle : « plus les espaces naturels seront en bon état, moins les éléphants seront tentés d’en sortir ». Il faudra aussi éviter la destruction des écosystèmes forestiers de Thaïlande et préserver leur connectivité, parfois menacée par le développement du réseau routier. « Nous avons besoin d’une stratégie ambitieuse de continuité écologique, c’est-à-dire d’empêcher que des projets d’infrastructures fragmentent les écosystèmes. C’est ce qui permettra aux éléphants de circuler d’un écosystème forestier à l’autre pour trouver des ressources en cas de pénurie, au lieu d’aller systématiquement chez les agriculteurs », explique-t-il. Pour y parvenir, le secteur privé devra lui aussi prendre ses responsabilités.

Les agriculteurs du district de Lan Sak ne sont pas les seuls à vivre à proximité des éléphants et à chercher des solutions constructives reposant sur des changements de pratiques agricoles.
A 500 km au sud de Huai Kha Khaeng, des projets dédiés à la coexistence agriculteurs-éléphants se déploient autour du parc national de Kui Buri. Dans cette zone de production d’ananas, une source de nutriments facilement accessible pour les éléphants, la majorité des habitants sont des agriculteurs qui ont fait peu d’études et gagnent moins de 300$ par mois. Des « conflits » agriculteurs-éléphants y ont lieu depuis plus de vingt ans.
Il y a trois ou quatre ans, des hévéas ont été plantés par les agriculteurs avec l’accompagnement du WWF. En parallèle, l’association Bring the Elephant Home a établi une liste d’une dizaine de plantes qui pourraient être compatibles avec la présence d’éléphants, parce qu’elles résistent au piétinement, poussent en hauteur et ne font pas partie de leur régime alimentaire. Les agriculteurs s’en sont saisi dans le cadre du Tom yum project, du nom de la soupe épicée emblématique de la cuisine thaïlandaise. Piments, gingembre et citronnelle ont été plantés il y a peu de temps. Un label commerce équitable pourrait être développé, ainsi qu’une plateforme de vente en ligne, avec l’espoir de trouver des débouchés pérennes.

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Emilie Babut est ingénieur agronome. Elle s'intéresse à la dimension humaine et sociale de la transition écologique, à la préservation du vivant et aux liens entre santé et environnement. Elle a passé plusieurs mois en Thaïlande en 2023.

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