Dans Le Parc aux roseaux, son septième roman traduit en français, Thuân revisite le terrain émotionnel de l’exil, du tiraillement entre deux pays, le Viêt Nam et la France, avec une liberté de ton qui lui a souvent valu d’être censurée en son pays natal.

Que perd-on, que gagne-t-on à oser retourner au Viêt Nam ? Telle est la question que se pose la narratrice de ce roman, constamment tiraillée entre ses élancements et ses obligations. Depuis dix ans, elle demeure à Paris où, peu à peu, le projet d’achever son doctorat de littérature s’est vidé de sens.

« Ne rentre pas maintenant, ne fais pas la même erreur que moi ! », lance son père à plusieurs reprises au cours de cette histoire, lui qui a toujours entretenu une relation très forte avec la littérature française, et qui était venu, en son temps, étudier à Paris. En 1975, lorsque Saïgon est libéré, cet homme n’a qu’une idée en tête : retourner au pays pour « servir son peuple ». La désillusion sera forte.

« Mon père n’avait besoin de rien pour lui-même mais il voulait le meilleur pour sa fille cadette, qu’il espérait voir vivre une vie différente, dans un monde différent. Le jour où j’annonçai à mon père que je rentrais au pays fut-il le plus sombre de son existence ? »


Ce père, personnage central du roman, a compris très tôt, à ses dépens, que le pays natal n’est pas propice à une certaine forme de pensée libre. C’est ainsi qu’il fait un fétiche des ouvrages français qu’il détient, les transportant précieusement à chacun de ses déménagements. Le choix de la France est celui du cœur, un refuge culturel face aux contrariétés et aux dangers que présente la vie à Hanoï et à Saïgon, rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville. À commencer lorsqu’on ouvre la bouche :

« Cette langue sinueuse, qui ne suivait aucune règle, qui donnait libre cours à l’interprétation, aussi dangereuse qu’une bombe à retardement, cette langue, plus ses filles en resteraient éloignées, mieux ce serait. »

Capitalisme et politique

Mais voici qu’un jour, sa fille cadette, sans doute lors d’une visite à ce Parc aux roseaux qui donne son titre au roman, situé quelque part dans le 12e arrondissement de Paris, près du Bois de Vincennes, se dit qu’il est temps de reprendre le chemin de Saïgon. Rien, à Paris, ne semble la retenir réellement auprès de P, un homme qui, malgré son intelligence, sa culture, sa sagacité, n’est sans doute pas le compagnon idéal.

Ainsi, quand on fait le saut, que trouve-t-on en débarquant à Saïgon ? D’abord, comme en un rêve éveillé, suscité par le décalage horaire, « le tarmac (…), d’un blanc de sel grillé, éblouissant sous le soleil tropical ». Cette image d’une blancheur de sel grillé reviendra un peu plus tard dans les rues de la ville. Le moment vient de constater, sans grande surprise, que la société saïgonnaise est dominée par une caste moderne de gens habiles qui ont su concilier un entrepreneuriat ultra capitaliste et des accointances avec un pouvoir politique qui peut se montrer prompt à réprimer. Les milieux nantis, décrits dans ces pages, ressemblent à leur équivalent chinois : un monde de spéculation immobilière, de rivalités financières et politiques, de voitures et appartements luxueux. À l’hôpital où se retrouvera bientôt le père de la narratrice, souffrant d’une tumeur à l’estomac, « le prix d’une chambre pour une journée équivalait à un mois de salaire d’ouvrier ». La sœur aînée de la narratrice fait partie de cette société. Elle qui a fait le geste généreux d’avoir largement financé les études de sa cadette, vit une existence de luxe, un peu vaine, auprès de son mari, fils aîné d’un cadre du Parti haut placé. Ce mari la répudiera bientôt. La mère des deux sœurs est un personnage de la même pâle envergure. Son souvenir apparaît lors d’une rare vignette positive :

« Sous la pluie, à la lumière dorée d’un réverbère et du brasero d’une gargote de pho, l’odeur du poulet bouilli, des nouilles de riz fraîches, des oignons, du gingembre, de la badiane, de la cannelle et du charbon – tous ces parfums si caractéristiques de l’hiver hanoïen –, me rappela soudain notre mère. »

Le son du silence

Cette femme, qui a quitté son mari, est un être calculateur, âpre au gain, alors que le père, lui, le héros de la présente histoire, en quelque sorte, est resté fidèle à ses idéaux déçus ; il est devenu un être fragile, craintif, émacié, que certains de ses voisins, médisants, considèrent comme « légèrement toqué ». Les Vietnamiens, nous dit la narratrice (désormais habituée aux immeubles parisiens, feutrés et anonymes), ne craignent pas le vacarme, ils savent vivre dans le bruit. Il est, dans ce pays subtil, des choses plus menaçantes :

« Après son retour au Viêt Nam, mon père devint sensible non pas au bruit, mais au silence. Car si le bruit révèle le caractère des choses, Dieu seul sait ce que cache le silence. Qui nous épie en secret, mène une enquête, prend des notes et rédige des rapports à notre sujet, et cela à quelques mètres de nous ? »

L’autrice, au fil des pages, sait distiller un sentiment de mystère, de paranoïa, d’inquiétude latente, que vient alléger le regard clairvoyant, teinté d’ironie, que son personnage pose sur les choses. La narratrice du Parc aux roseaux, qui se sent perdre son temps, désormais, à enseigner sans passion le français à des étudiants saïgonnais plutôt ternes, n’est pas tendre pour le pays natal :

« D’autres peuples utilisent Messenger, WhatsApp ou Viber pour organiser des grèves générales ou des révolutions, les Vietnamiens pour colporter des ragots sur quelque brebis galeuse. »

Une réunification impossible

Cette âpreté est sans doute une forme de fidélité à l’égard d’un être intègre : son père. La jeune femme finit par comprendre que la tumeur à l’estomac, bénigne, dont souffre le vieil homme, ne se résorbera que lorsqu’elle se résoudra à retourner en France.

Si le train de la Réunification, cité plusieurs fois dans cette histoire, est censé relier le Nord et le Sud du pays, tel le symbole d’une harmonie territoriale retrouvée, il n’existe dans le cœur et l’esprit de la narratrice aucune réunification confortable. Le Parc aux roseaux, qui revient régulièrement dans ses rêves, avec la vision prégnante de P, l’amant impossible, constitue le seul ancrage de circonstance, une sorte de point focal pour sa pensée et ses affects flottant entre le Viêt Nam et la France, deux entités territoriales qui continuent d’entretenir des relations ambivalentes.

Le projet littéraire de Thuân est fait de douce subversion : grâce à un usage de phrases simples, limpides, la romancière explore les pistes, accumule les notations, au fil de scènes éparses, qui prennent leur sens peu à peu. Par touches de couleur, elle dépeint une sorte d’errance existentielle et sentimentale, à la lisière de deux pays.

Le Parc aux roseaux est le septième roman de Thuân publié en France, où elle réside depuis de longues années. L’autrice écrit dans sa langue natale, sur des sujets qui touchent le pays d’origine : « La littérature vietnamienne a besoin de moi », a-t-elle déclaré lors d’une rencontre à la Maison de la Recherche de l’Inalco, à Paris, le 18 avril dernier. Sa liberté de ton particulière, le choix de mots sans détour, explique que, comme certains de ses précédents livres, Le Parc aux roseaux ait d’abord été interdit à la diffusion au Viêt Nam. Ainsi que Thuân l’a précisé, lors de la rencontre à l’Inalco, l’annonce de la publication en langue française a finalement poussé les censeurs à autoriser la sortie du livre. Ainsi, l’esprit de Thuân, fait de fidélité et de liberté, peut être connu du plus grand nombre.

Thuân, Le Parc aux roseaux, traduit du vietnamien par Yves Bouillé, Actes Sud, avril 2023, 204 p.

Previous articleLa larme verte du fleuve Rouge
Next articleUn événement à Nantes : Femmes du Vietnam !
Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

1 COMMENT

Laisser un commentaire