Borin Pin est ingénieur, et il a fait le choix de venir vivre au Cambodge, pays dont ses parents sont originaires. Au fil de son apprentissage de la langue et de son intégration, il rencontre d’autres « Anikachun », des jeunes Cambodgiens de la diaspora qui, bien qu’ayant des parcours différents, ont fait un choix similaire. A travers un récit personnel, il fait leur portrait, retrace leur itinéraire, en même temps qu’il réfléchit au sens de ce choix de vie et à ce qu’une diaspora aussi diverse peut apporter au Cambodge d’aujourd’hui. Le texte est accompagné d’illustrations originales de Christophe Haroune.

« Est-ce que tu peux répéter, A-NI-KA-CHUN »?  Ce mot, je l’entends pour la première fois dans la bouche de Sothea, mon professeur de khmer. Il m’explique alors la signification de ces quatre syllabes qui désignent ce que je suis : un membre de la diaspora cambodgienne qui a fait le choix de venir vivre dans son pays d’origine. 

J’ai 29 ans, je suis installé à Phnom Penh depuis à peine quelques semaines. Je ne le sais pas encore, mais mes prochaines années dans le pays que mes parents ont dû quitter il y a plus de 40 ans, seront parsemées de rencontres avec d’autres « anikachuns ».  Ces rencontres auront une résonance à la fois avec mon histoire personnelle, et feront évoluer ma perception du Cambodge et de son potentiel.

 « Dis au videur que tu me connais ».

C’est dans une célèbre boîte de nuit de Phnom Penh, le Pontoon, que je retrouve Khénory. Les lumières sont encore allumées. Elle finalise avec Vibol, le fondateur, les préparatifs pour le Rom Bak Battle, la première compétition internationale de danse hip-hop organisée au Cambodge. Pour cette soirée, la jeunesse phnom-penhoise anikachun et expatriée, a fait le déplacement pour assister au « battle » entre des danseurs expérimentés de toute la sous-région. La température monte au Pontoon. Cet engouement n’est pas une surprise, la danse a une place particulière dans la culture cambodgienne et il suffit de regarder les bas-reliefs d’Apsaras des temples d’Angkor pour s’en convaincre. Pour cette jeunesse ouverte aux influences étrangères, le cocktail ne pouvait que fonctionner. Il existe même une catégorie où hip-hop et danse traditionnelle doivent se mélanger.

En voyant les danseurs à l’œuvre, je comprends l’enjeu du travail du collectif Rom Bak : la rencontre entre la culture hip-hop, celle de leur jeunesse en Occident, et la culture traditionnelle, celle de leurs parents, ouvre la porte à une forme de renouveau dans la danse au Cambodge. Dans un pays où l’art traditionnel occupe toujours une place importante, ces nouvelles approches permettent que rien ne soit figé, qu’il y ait toujours du mouvement.

Le projet de Rom Bak ne s’arrête pas là. Convaincus de pouvoir de rassembler au-delà des catégories sociales du hip-hop, Khénory et ses camarades participent, à côté de l’organisation de la compétition, à des événements pour promouvoir l’intégration sociale et culturelle à travers le hip-hop. Ils travaillent notamment avec l’association Tiny Toones, qui propose à des jeunes défavorisés de suivre des cours de break dance, de musique et d’écriture, ce qui est pour beaucoup d’entre eux un lieu précieux de rencontres et d’échanges.

Le parcours de Khénory est le miroir d’un tel projet social. Née d’un père Cambodgien et d’une mère Française, c’est huit ans plus tôt qu’elle se décide à sauter le pas d’un désir apparu très tôt chez elle : découvrir son pays d’origine. Elle commence par s’y plonger à travers le prisme de l’art et de la culture, en travaillant pour l’une des plus importantes ONG dans le domaine qui offre un soutien aux jeunes des communautés environnantes par le biais de programmes de sensibilisation et d’engagement artistique, éducatif et social, et en rédigeant un mémoire sur les organisations culturelles au Cambodge. « La danse, c’est beaucoup d’échanges » me dit-elle en marge d’une initiation au hip-hop organisée par Rom Bak. Ce qui l’anime, c’est la volonté de s’adresser autant que possible à un public local et de participer avec eux au développement de la scène artistique contemporaine cambodgienne.

Crédits Christophe Haroune

 « C’est conçu au Cambodge ?! »

En slalomant entre les véhicules sur mon vélo, les regards des conducteurs me font rapidement comprendre que j’ai l’air d’un OVNI. En me rendant à mon cours de khmer, mes cinq sens sont sollicités. A Phnom-Penh comme dans toute capitale sud-est asiatique qui se respecte, les klaxons font partie du bruit de fond. Entre les Hondas Dream, les Scoopis, les Suzuki Viva, je repère un passage pour me trouver une place au plus près de la ligne de départ avant que le feu passe au vert. Au milieu de la chaleur des moteurs thermiques, les gaz des pots d’échappement sont asphyxiants, je retiens mon souffle.

Aujourd’hui Sothea nous présente un nouvel élève, Veasna. La traditionnelle présentation en khmer des nouveaux élèves débute. Veasna est né à Battambang avant d’immigrer avec sa famille à Béziers, en France. Cette année, il a décidé de faire le pari du Cambodge. Bricoleur, sensible au développement durable, Veasna me confie qu’il va lancer sa marque de masques anti-pollution « made in Cambodia », design, utilisant des filtres respectant les standards internationaux, et abordables pour le marché local. Le nom qu’il a retenu pour sa marque est Kamask. 

Quelques mois plus tard, le projet a pris forme. Veasna me fait visiter l’usine d’assemblage de ses masques. Cette fois c’est lui l’OVNI. Au lieu de faire appel à une usine textile dans une des nombreuses zones économiques spéciales du pays, il s’est associé avec l’ONG Pour un Sourire d’Enfant (PSE). L’ONG dispose de son propre atelier employant des femmes pendant que leurs enfants vont à l’école de PSE. L’air circule dans cet atelier, ce qui n’est pas toujours le cas : j’ai pu lire dans des articles de presse que dans certaines usines, la chaleur est si étouffante que les ouvrières en perdent parfois connaissance. Les conditions de travail des ouvrières sont une composante importante du projet de Veasna. Elles bénéficient d’un treizième mois, d’une couverture sociale, d’horaires encadrées et de la prise en charge d’une partie des frais de scolarité pour leurs enfants. Sa réflexion dans la conception des masques ne s’arrête pas là, il souhaite limiter leur bilan écologique. Pour cela, il tient à fabriquer localement un produit qui répond à des enjeux de santé pour des villes comme Phnom Penh ou Bangkok, et à recycler des « déchets » autant que possible, notamment en récupérant des chutes d’usines de textile en bordure de la capitale.

Ce qui m’a surpris, c’est de voir à quel point la clientèle khmère, sa cible première, a été réceptive à une démarche pourtant peu répandue dans le pays. « Ils croient souvent que c’est importé » m’explique-t-il. Mais en apprenant que Kamask a été créée par un Cambodgien, c’est une certaine fierté qui les habite, en particulier lorsque l’on sait que l’industrie manufacturière cambodgienne est en général bas de gamme. A travers Kamask, Veasna a aussi l’opportunité de sensibiliser la population urbaine à la pollution de l’air.

Son esprit d’innovation, il va continuer de s’en servir pour s’attaquer à la source de cette problématique. Quelques années plus tard, c’est avec des partenaires Cambodgiens, passionnés de vélo comme lui, qu’il lancera son dernier projet en date : les vélos électriques GROOD.  Pour Veasna, le Cambodge de cette nouvelle décennie est prêt pour les véhicules électriques : « les jeunes Khmers sont très intéressés, une nouvelle mentalité apparaît, plus consciente de l’environnement ». Avec son énergie et ses idées, il aura contribué à démontrer que respirer les gaz des pots d’échappement n’était pas une fatalité.

Crédits Christophe Haroune

« Mais si, l’eau est potable ! »

C’est avec peu de succès que j’ai cherché durant mon temps au Cambodge à convaincre mes amis expatriés ou même Cambodgiens, que l’eau de Phnom Penh était potable. Le blocage est surtout psychologique : comment un pays pauvre, qui sur de nombreux aspects se reconstruit encore de la tragédie du régime Khmer Rouge et des années qui l’ont suivi, pouvait-il avoir un service d’eau de qualité ? C’est pourtant le cas. Cette question, j’ai pu en discuter longuement avec Bunnarith.  

Je rencontre pour la première fois Bunnarith dans un cadre professionnel. Nous sommes tous les deux ingénieurs, le courant passe très vite. Durant un déjeuner dans un restaurant à deux pas de son lieu de travail, il me raconte son parcours. Il a su très tôt qu’il souhaitait contribuer au développement du Cambodge. Après des brillantes études et quelques années à travailler en France, son entreprise d’ingénierie l’envoie en mission sur un projet d’eau potable auprès de la régie des eaux de Phnom Penh. Il me raconte en détail la progression spectaculaire de la qualité du service de la régie « qui est passée au début des années 1990 d’une régie dans un état chaotique à une des plus performantes d’Asie aujourd’hui. A titre de comparaison, si le taux de fuite du réseau est de 70% à Manille, ou encore de 30% à Ho Chi Minh Ville, il est inférieur à 10% à Phnom Penh, un résultat comparable aux villes les plus développées ! ». Il m’avoue un peu gêné qu’il n’était pas au courant de ces exploits avant d’en entendre parler lors d’un cours durant ses études, où l’exemple de Phnom Penh a été cité. « Depuis toutes ces années, le modèle, l’inspiration que je recherchais ne se trouvait ni à Singapour, Tokyo ou Paris, mais au Cambodge ».

« Il n’existe pas de fatalité pour un pays en développement comme le Cambodge » assure-t-il, et son optimiste est contagieux. Les Cambodgiens sont aussi capables d’atteindre l’excellence et devenir une référence mondiale. C’est le cas pour l’eau, ça peut l’être dans d’autre secteurs. « C’est un bon moment pour moi et pour d’autres, pour qu’on devienne acteurs du Cambodge de demain et qu’on accompagne la réalisation de cet objectif ambitieux de donner un accès à l’eau potable dans 100% des zones urbaines d’ici 2025 ».

La serveuse s’approche de nous. Nous passons commande et lui demandons deux verres d’eau du robinet. Elle s’exécute, mais ne manque pas de nous jeter un regard circonspect…

Le patchwork de la diaspora

Les parcours individuels de Khénory, Veasna et Bunnarith, mis les uns à côté des autres, forment avec celui de nombreux autres Anikachuns un patchwork qui reflète bien ce à quoi aspire cette diaspora cambodgienne : maintenir un lien avec leur pays d’origine et pour certains être acteurs de son développement. Ils sont en effet de plus en plus nombreux à engager ce retour aux sources, ces dernières années. La volonté des membres de la diaspora de venir et contribuer au développement du Cambodge a toujours existé, en particulier chez la génération de nos parents et qui a connu le pays d’avant les Khmers Rouges. Mais les circonstances difficiles, l’instabilité politique ou encore les problèmes de sécurité, ont longtemps empêché nombre d’entre eux de réaliser ce projet.

Pour la génération suivante, la mienne, celle qui a grandi à en France, aux États-Unis ou encore en Australie, ce rêve est enfin réalisable. Au fil des décennies, l’amélioration de la stabilité et le développement économique ont fait du Cambodge une terre d’opportunités, où il est désormais possible de construire des projets de vie sur le long terme. De plus cette diaspora est accueillie à bras ouverts par les Cambodgiens qui y retrouvent des membres de leur famille, des manières différentes de penser et d’aborder les défis que rencontre le pays, et des talents formés à l’international précieux dans un pays qui a dû repartir de zéro. La population y trouve parfois des sources de fierté nationale comme Jesse Kahn, jeune Américaine-Cambodgienne qui a été médaillée d’or à 17 ans de jiu-jitsu brésilien aux jeux asiatiques de 2018 à Jakarta.

Lorsqu’on voit le visage de Jesse sur la plus haute marche du podium, on se dit que les Cambodgiens dans leur diversité et la résilience de leur parcours ont désormais toutes les clés en main pour écrire un avenir ensemble, plein d’opportunités.

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Français et Cambodgien, Borin PIN travaille dans l’aide au développement en Asie du Sud-Est depuis près de 9 ans. Il a été président de l’association Anvaya de 2017 à 2019 et est l’auteur du blog « La conscience de soie », consultable à l'adresse suivante https://laconsciencedesoie.wordpress.com/.

2 COMMENTS

  1. Je crois beaucoup en ce peuple artiste et foncièrement attaché à leur culture ancestrale. Il est en train de renaître avec la démocratie favorisée par leur amour pour les arts. J’espère que cette fois-ci son voisin guerrier en pleine expansion capitaliste rouge le laisse en paix. Ce qui n’est pas garanti : la démocratie cambodgienne est une menace pour le gouvernement réputé communiste du VN.

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