En 2007, le photographe Laurent Weyl découvre le President Hotel lors d’un premier reportage au Vietnam. Au 727 de la rue Tran Hung Dao à Ho Chi Minh-Ville, trône ce vieil immeuble voué à la destruction. En 2015, Laurent me propose de l’accompagner pour rencontrer ses derniers habitants, avant qu’ils ne soient expulsés. Le President Hotel, témoin de l’histoire du Vietnam de ces 50 dernières années, a abrité les GI de l’armée américaine pendant la guerre, puis les anciens soldats de l’Armée populaire après 1975. Loan, la traductrice vietnamienne, nous a été d’une grande aide. Un livre est tiré de ce reportage, intitulé President Hotel, publié aux éditions Sun Sun. 

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            Nous sommes assis sur un petit tabouret en plastique bleu. Laurent attend patiemment son jus d’oranges frais qu’une femme au chapeau conique presse sur une natte à même le sol. A ses côtés, je sirote mon caphe sua dà observant l’entrée du Président Hôtel.

Soudain, je les vois, qui déboulent à la vitesse de l’éclair. Ils sont trois, jeunes effrontés, assis bien serrés sur le siège d’une moto rouge métallisé. Ils ne portent pas de casque. La fille, à l’arrière, a libéré ses longs cheveux noirs aux reflets bleutés sous le soleil. La vitesse grise les esprits. Et sans doute encore davantage quand on a 20 ans au Vietnam en 2014. Ils s’engouffrent dans l’entrée.  

Ils ont dû réduire les gaz, le concierge veille. Sous le néon blafard, il observe, compte peut-être les allées et venues. Assis à un bureau sans âge, l’homme a trouvé le bon angle face au ventilateur. Deux femmes lui tiennent compagnie un instant. Elles discutent tout en jetant un œil distrait aux deux enfants qui s’agitent dans une démonstration impromptue de viet vo dao (1).

Au sous-sol, les motos stationnent en rang d’oignons et le gardien s’échine à optimiser l’espace. Sur le sol défoncé, des dizaines de deux-roues viennent s’entasser ici chaque jour. Les boîtes aux lettres, serrées les unes contre les autres sur le mur de l’entrée, ne reçoivent plus de lettres depuis bien longtemps. Ou alors quelques-unes, peut-être, pour les derniers habitants d’un immeuble qui vit ses derniers jours.

Nous avons perdu la trace du jeune trio pressé. Sous des imbroglios de fils électriques dont certains pendent dangereusement, nous empruntons l’escalier qui mène au premier étage.

Les centaines de boîtes aux lettres plus ou moins éventrées le long du couloir d’entrée sont autant de témoignages de l’histoire de l’immeuble.
@ Laurent Weyl / Collectif Argos 

Premier étage

Nous tombons nez à nez avec le coiffeur. Il a installé sa longue chaise antédiluvienne dans le couloir. Pas besoin de monter les 12 étages pour venir se faire coiffer ou récurer les oreilles. Pour ceux qui ont le temps de s’attarder un peu, un vieux canapé défoncé a atterri lui aussi sur ce palier, derrière la chaise du coiffeur.

Aujourd’hui, il coiffe Monsieur Phuong, né dans cet immeuble il y a 28 ans et relogé dans celui d’à-côté, lors de la 3e vague de départs en 2011. Il vit désormais dans un appartement un peu plus grand et sûrement plus confortable. Mais il est nostalgique, Monsieur Phuong. Probablement un peu triste d’avoir dû renoncer à un petit bout d’humanité. « Dans le nouvel immeuble, chacun est chez soi, il n’y a plus de convivialité. Quand on était gosse, on se retrouvait à plusieurs, à courir et à jouer dans les couloirs. » C’était avant. Un temps où ces couloirs fantômes résonnaient du cri des enfants qui vous filaient entre les jambes, leur course à peine interrompue par la vendeuse de soupe poussant son chariot-restaurant.

Alors Monsieur Phuong revient ici se faire couper les cheveux et raser la barbe de près, pour 20 000 dongs (moins d’un euro). Justement, sa barbe, le coiffeur s’y attaque maintenant. Ses gestes précis ne l’empêchent pas d’allumer une cigarette qu’il place entre ses doigts de pied après avoir tiré une taffe. Il garde les mains libres pour couper. Il nous dit qu’il vient de Can Tho dans le delta du Mékong et qu’il loue un appartement ici depuis 4 ans…  sans titre de location. Sa vie est-elle plus belle depuis qu’il vit à Saigon ? Parvient-il à nourrir sa famille tous les jours ? Sans doute a-t-il en tête, parfois, les canaux du delta du Mékong et ses jacinthes d’eau au vert chlorophyllien qui dérivent au gré du courant…

A ses côtés, passe une femme âgée qui s’efforce de descendre des baluchons informes en toile de plastique vert. Les charges ne semblent pas si lourdes, la femme presse le pas et atteint l’escalier principal. Ce qu’elle transporte là-dedans est son gagne-pain. Elle vient d’y entasser des bouteilles plastiques et des canettes vides qu’elle a achetées aux habitants de l’immeuble. Elle s’apprête à les revendre à un grossiste qui les recyclera. Ce recyclage à la mode vietnamienne fait vivre des milliers de petites gens à Saigon. Comme eux, elle survit grâce à ce commerce informel. Elle est une goutte d’eau dans un océan de pauvreté. Au sous-sol, elle récupérera son vélo sur lequel elle attachera solidement ces gros ballons verts bien encombrants. De dos, engloutie par son chargement, on ne la distinguera déjà plus quand elle se lancera dans le flux ininterrompu des motos.

Attablée devant un caphe den dà, sur une chaise en plastique, Mme Hoa ne l’a même pas remarquée. Elle papote. Elle a rejoint ses voisines et amies dans ce petit café installé dans le couloir du premier étage. Une bouche charnue, des yeux soulignés de noir qui accentue la profondeur de son regard, sous des sourcils épilés et joliment dessinés : c’est une belle femme de 63 ans, souriante et coquette. Dans son tee-shirt rose Adidas, elle en paraît 10 de moins. Elle parle lentement et doucement. Le bruit des motos au sous-sol couvre presque le son de sa voix. Mme Hoa a choisi le bon emplacement, à côté des ouvertures sans fenêtres mais avec des grilles qui laisse passer le souffle léger du vent.

1992. Mme Hoa rentre de Moscou où l’hiver n’en finissait plus de gercer ses lèvres et d’engourdir le bout de ses longs doigts fins. Elle a effectué sa mission de correspondante de la télévision vietnamienne pendant 5 ans sans fausse note. Le retour au pays est un immense soulagement. Une résurrection. Elle retrouve sa famille, sa langue natale, cette cuisine et ces saveurs qui lui ont tant manqué. Elle revient à Hanoï, sa ville. Mais n’y reste qu’un an et décide de s’installer à Hô Chi Minh Ville chez sa fille, propriétaire d’un appartement au Président Hôtel.

Cette ville est un tourbillon. Mme Hoa est décontenancée, abasourdie par tant de liberté et d’audace. Pourquoi l’ancienne Saigon est-elle si différente de Hanoï ? Pourquoi, dans un même pays, l’écart entre deux villes est-il si élastique ?  « A Hanoï, le poids des traditions, l’obéissance aux aînés et le respect de la famille sont plus importants. Ici, les jeunes gens sont plus ouverts. Ils sont plus libres. Sont-ils plus heureux, je ne sais pas. Mais ils vont de l’avant. » Nous sommes en 1993, elle décide de rester dans cette ville du sud qu’elle ne connaissait pas. Le Président Hôtel sera son repère.

Petit café-restaurant surnommé Bun Bo Hue (du nom d’une soupe populaire au Vietnam) au 1er étage. On y rencontre Mme Bac Thanh Thuy (cheveux gris), ancienne décoratrice de la troupe de théâtre d’Etat Doan Cai Luong Bo.
@ Laurent Weyl / Collectif Argos 

Elle est à la retraite mais au Vietnam, quand la pension ne suffit pas à couvrir tous les mois les frais quotidiens, on continue de travailler. La jeune retraitée s’est donc faite cuisinière. Elle a monté sa petite cantine au 3e étage et confectionne des phở toute la journée. On dit que le vrai phở vient du Nord et plus sûrement de Hanoï. Comme s’il y avait un faux. Celui de Mme Hoa est indiscutablement délicieux. Ses tabourets réussissent à peine, parfois, à asseoir tous les postérieurs de ses fidèles clients qui défilent toute la journée. Serait-ce le bouillon et son subtil dosage de badiane, de cardamone, de cannelle et de gingembre ? Mme Hoa a un secret. Tout le monde a son secret de fabrication culinaire. Elle le gardera jusqu’en 2010. Cette année-là, quand les premiers habitants quittent l’immeuble de plus en plus insalubre, elle vend son faitout en inox et ses bols à soupe, remise son chariot ambulant et échange ses petites chaises en plastique rouge contre une paire de chaussures de la même couleur. Une époque est révolue.

« Les premiers habitants sont partis il y a environ 5 ans mais les rumeurs d’expropriation circulent depuis plus de 15 ans. Depuis, l’immeuble n’est plus entretenu. » Mme Hoa a vu plusieurs de ses amis partir. Elle, elle veut rester aussi longtemps que possible. « C’est vétuste mais il y a l’eau courante et l’électricité. Il me reste encore quelques amis ici. On est bien ensemble. » Le week-end, parfois, elle va rendre visite à son fils qui habite une très belle maison dans la banlieue d’Hô Chi Minh Ville. Mais quand il faudra partir, c’est chez sa fille qu’elle ira poser ses bagages.

Elle esquisse un sourire après avoir avalé une gorgée de café. Un sourire un peu triste qui trahit son appréhension devant l’inéluctable. A ses côtés, une vieille femme a laissé son chapeau conique sur une chaise. Elle entretient un petit foyer sur lequel repose une théière en métal cabossé. Sur une table, elle a disposé quelques gobelets en plastique et propose du lait de soja qu’elle accompagne d’un petit verre de thé chaud et amer.

Deuxième étage

Nous montons d’un étage. Dans l’escalier, Laurent s’attarde sur ce mur qui nous fait face et ce mot qui vous saute aux yeux. Ma. Fantôme. Il est un avertissement. Il est un présage. Il est peut-être une réalité ? On nous avait prévenus : la nuit, les fantômes ont pignon sur rue ici. Il paraît que des ouvriers, intervenus autrefois sur la façade extérieure de l’immeuble, ont fait une chute mortelle et que leur esprit revient hanter les couloirs du Président Hôtel.

Thi le croit dur comme fer. La jeune fille de 19 ans aurait vu le spectre d’une fille aux cheveux longs rentrer et se poser sur elle. Elle raconte aussi qu’il y a deux mois, une femme a sauté du 9e étage. Les habitants disent que ce sont les fantômes qui l’ont poussée.

Assise sur le matelas posé à même le sol dans cette petite chambre du 2e étage, Thi se révèle peu bavarde. Cheveux courts tirant sur le roux, elle a le regard fatigué et les yeux cernés. Elle a consenti à baisser le son de la musique pop américaine qu’elle avait mis à fond. A ses côtés, Chi, 21 ans, semble l’apaiser. D’origine chinoise, la jeune femme à l’allure androgyne a fait tatouer un talisman thaï sur son avant-bras-droit qui la protège du mauvais sort. Cheveux rasés sur les tempes et dressés sur la tête : une coupe garçonne pour un visage d’une infinie douceur. Dans ce corps long et fin, Chi semble bien fragile. Une fragilité apparente qui tranche avec la détermination qu’elle affiche.

Thi est inquiète. Elle vient de recevoir un coup de fil de son père qui lui dit qu’il est malade et qu’elle doit rentrer dans sa famille, à Soc Trang, dans le delta du Mékong. « Mais si je rentre, j’ai peur qu’il ne me laisse plus repartir. »  Elle laisse ainsi entendre que son père est en désaccord avec le mode de vie amoureux que sa fille a choisi. Avec Chi, elle forme un couple gay depuis plus d’un an. Elles ont eu le courage ou l’audace de braver les non-dits et de vivre leur amour en liberté à Hô Chi Minh Ville. Mais de quelle liberté parle-t-on quand on est coupé de la matrice originelle ? « Ma mère ne m’appelle plus, avoue-t-elle. Dans le combat que je mène avec elle, c’est très difficile. Elle ne veut pas perdre la face ni faire un pas. » Elle ajoute : « Mes parents me manquent. J’aimerais qu’ils acceptent la situation telle qu’elle est. » Au Vietnam, l’homosexualité n’est pourtant plus considérée comme un délit. Mais il est toujours difficile, dans un pays dominé par la morale confucéenne, de faire accepter à ses parents cet état de fait. La descendance est essentielle. Les enfants s’occupent de leurs parents vieillissants. Les petits-enfants devront faire de même. En attendant, Chi, vendeuse dans un centre commercial, ne gagne pas assez d’argent pour les faire vivre toutes les deux. Comme beaucoup d’autres, elles survivent.

L’atmosphère du lieu est fantomatique ; cages d’escalier et couloirs sont peuplés d’ombres discrètes qui survivent en attendant de devoir laisser la place aux démolisseurs.
@ Laurent Weyl / Collectif Argos 

Thi s’empare de quelques dongs dans une petite boîte et franchit la porte. Dans le couloir, elle achète du lait concentré sucré à l’épicière du deuxième étage.

Mme Thu vend quelques produits qu’elle a installés derrière une petite vitrine, sur un chariot ambulant qu’elle sort tous les matins et rentre tous les soirs. Quelques sachets de lait concentré, des snacks, des paquets de chewing-gums, des allumettes, des sachets de thé Lipton… Elle aussi, est retraitée. Elle aussi, a 63 ans. Elle aussi, doit continuer à travailler. Son mari, Chi Tâm, est assis devant elle dans un fauteuil en skaï vieilli et berce sa toute dernière petite-fille qui dort paisiblement dans un hamac. Il a allumé la télévision. On ne sait pas bien s’il est attentif aux discours officiels des militaires et des hommes politiques figés sur une estrade derrière un bureau. Ou s’il apprécie le bruit de fond, plus simplement. Sa femme nous dit qu’il a été victime d’un accident vasculaire cérébral il y a quelques années. Depuis, il ne peut plus travailler. Ils sont propriétaires d’un appartement et attendent, comme les autres, d’être délogés et relogés ailleurs. Ils ont trois enfants. Une de leurs filles, qui vivait dans un appartement mitoyen, a tiré au sort un nouveau logement loin d’ici. Leur seconde fille vit au 2e étage également. Quant à son fils, il vit avec eux. Il vient tout juste de se marier.

Fièrement, Mme Thu nous le présente. Quang a 40 ans et travaille pour le gouvernement. Il est chanteur dans un groupe lors de visites officielles de délégations étrangères. Il connaît un répertoire conséquent de chansons folkloriques vietnamiennes qui vantent les beautés du pays et la vie de ses habitants. Quang ne se fait pas prier pour chanter et dévoile une très belle voix. « J’ai fait mes études au Conservatoire national. Ma spécialité, c’est l’opéra. J’apprends aussi des chansons en langue étrangère selon la nationalité de nos visiteurs. En ce moment, je suis en train d’apprendre l’italien. »

Laurent et moi échangeons un sourire. Nos narines hument à l’unisson cette odeur sucrée-salée qui se dégage de la pièce attenante. Dans une cuisine plus ou moins improvisée dans le couloir, la fille de Mme Thu prépare des darnes de poisson au caramel. Elle empoigne des tiges de citronnelle qu’elle coupe en deux et jette dans le wok, avant de hacher menu des petits oignons blancs. Les enfants vont bientôt rentrer de l’école, ils auront faim.

La vieille dame nous fait pénétrer dans son appartement. Derrière l’épicière se cache une femme d’intérieur avisée. Au-dessous de l’hôtel des ancêtres, placé à hauteur d’homme pour le gain de place, une télévision à écran plat trône face à un canapé-lit. Elle dispose une assiette de petites bananes vertes sur un guéridon. L’une de ses petites filles, deux ans à peine, en chipe une prestement. Mme Thu est heureuse, entourée de sa famille. Elle ne craint qu’une seule chose : qu’ils ne soient tous séparés quand il faudra partir.

Quatrième étage

Des éclats de voix fusent dans les couloirs du quatrième étage. Nous croisons une silhouette blanche qui descend les escaliers quatre à quatre. A peine le temps d’apercevoir son visage blafard et ses longs cheveux noirs. Thi avait-elle raison d’avoir peur des fantômes ?

Pas cette fois. Face à nous, la scène fait même plutôt sourire. Un groupe de jeunes gens tournent un film publicitaire pour une chaîne de pizzerias. Le scénario : un livreur de pizzas se retrouve dans cet immeuble sordide où il découvre des morts vivants. A ses côtés, une jeune fille, le visage entièrement maquillé de blanc, les yeux cernés de noirs et les cheveux en bataille, prend son rôle très au sérieux. Le jeune réalisateur est déjà venu faire un shooting de mode ici. L’endroit s’y prête bien. Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet produit quand un mannequin juché sur des talons de 5 cm, vêtu d’un délicat chemisier de soie transparente, pose, sac griffé en mains, devant ces murs au crépi bleu dégoulinant d’humidité. Dans la déferlante vintage qui s’est emparée de la planète mode depuis quelques années, le Président Hôtel se pose là. Après tout, rien d’anormal. A Saigon, le luxe ostentatoire côtoie la pauvreté sans état d’âme. 

Je déambule dans les couloirs et jette un œil dans les appartements laissés à l’abandon. Presque partout, un fatras de planches et de meubles désossés le dispute aux matelas sales et éventrés. Ici, l’hôtel des ancêtres a été emporté avec photos et coupelles de fruits, laissant sur l’étagère le pot de céramique rempli de sable et piqué de bâtonnets d’encens à moitié consumés. Là, une valise gît sur le sol, ouverte mais vide. Où sont tous ces gens ? Sont-ils partis à la va-vite ? Ont-ils refusé jusqu’au dernier moment de quitter l’endroit qui les abritait, comme un ancrage dans la tempête ?

Cette piscine située sur le toit de l’immeuble n’est plus entretenue depuis le départ des Américains. Seul M. Dung y a aujourd’hui accès, afin d’entretenir quotidiennement les citernes d’eau. Pour y accéder, il faut atteindre le 12ème étage où se trouvait la salle de danse des GI’s, aujourd’hui à l’abandon. Le 30 avril 1975, ce toit a servi de piste d’atterrissage pour les hélicoptères qui embarquaient les derniers militaires américains en fuite.
@ Laurent Weyl / Collectif Argos 

En sortant d’une chambre abandonnée, je tombe sur un vieux monsieur qui pousse fièrement devant lui une poussette où s’est blottie sa petite-fille endormie. Il sourit. Torse nu, il déjoue comme il peut les effets de la chaleur étouffante.

M. Long a 75 ans qu’il porte bien. Quelques cheveux en moins mais son visage est étonnamment lisse. Juste une ou deux rides au coin de l’œil, comme si le temps n’avait pas voulu marquer son empreinte. « J’étais beau avant. »

1975. Après l’offensive de mars et la progression de l’Armée populaire nord vietnamienne au sud, l’imminence de la prise de Saigon galvanise les bo doï. Le 30 avril, la ville passe aux mains des forces communistes. Pendant que des hélicoptères surchargés évacuent des réfugiés terrifiés et les caciques du dernier régime sud-vietnamien, Mr Long stationne dans la province de Bien Hoa, à une vingtaine de kilomètres au nord de Saigon. Il chante. Le jeune soldat est ténor dans un des chœurs de l’Armée populaire. Il a fait ses études au Conservatoire national de Hanoi, ses professeurs étaient russes. Il y a si longtemps qu’il a quitté son village natal dans le delta du fleuve rouge pour participer à l’effort de guerre et encourager les troupes patriotes. Mr Long est un artiste au cœur de la guerre. Comme des milliers de jeunes Vietnamiens, il consume sa jeunesse dans un conflit qui s’éternise depuis 30 ans. Mais ce 30 avril est le jour de la victoire. Ce soir, il sera dans le camp des vainqueurs et chantera pour eux.

Le jeune homme a laissé son amour de jeunesse là-haut, tout au nord. La dernière fois qu’il l’a vue, elle marchait joyeusement sur les rives du Fleuve rouge, serpentant avec sa compagnie sur les chemins du delta, évanescente dans la brume hivernale de ce bout de pays qu’il a quitté il y a trop longtemps.

Il a fini par dire adieu à Hanoï. A la fin de la guerre, ses supérieurs lui ont trouvé un bel appartement au Président Hôtel. Comme des dizaines d’artistes vainqueurs, il a reçu gratuitement ce logement en remerciement des services rendus à la patrie.

« A l’époque, c’était un bel immeuble. Les ascenseurs fonctionnaient encore, les Américains avaient tout laissé. On organisait des repas dans les couloirs, on chantait et on dansait. J’étais heureux. Maintenant, c’est moche et ça sent mauvais. » Il vit ici avec sa femme qui fait des ménages et leur fils qui donne des cours de chant. Mr Long a tiré au sort son nouvel appartement et sera relogé à 12 kilomètres. « C’est loin. Mon fils perdra ses élèves, ma femme devra faire des kilomètres pour continuer à travailler ou trouver autre chose. »

Hanoï, « cette jolie ville si paisible » lui manque cruellement. Assis sur ce banc face aux grilles du 4e étage, il entonne soudain un joli chant à la gloire d’une ville tant aimée. Le ton y est, la voix ne se casse pas. Dans ce couloir un peu triste, un vieux monsieur, ancien ténor émérite de l’Armée populaire, chante ses illusions perdues et ses espoirs envolés. « J’ai donné ma vie à l’Oncle Hô, que me reste-t-il aujourd’hui ? »

(1) Art martial vietnamien

Laurent Weyl est photographe au sein du collectif ARGOS. Né a Strasbourg en 1971, il a choisi d’axer son travail sur le documentaire social, environnemental et la géopolitique.  Spécialisé sur l’Asie, Laurent a passé 4 ans au Vietnam entre 2012 et 2016. En 2016, il publie son premier livre personnel sur le Vietnam : President Hotel.

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Sabrina Rouillé, journaliste indépendante, a passé près de 8 ans au Vietnam où elle a réalisé des reportages pour la presse magazine française et la presse quotidienne régionale. Elle a aussi écrit "Portraits de Saigon" publié en 2018 aux éditions Hikari.

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