Pendant la colonisation française de l’Indochine, la France a déporté des prisonniers politiques “annamites” vers la Guyane, où les prisonniers de droit commun, reclus dans des bagnes, étaient forcés de construire les infrastructures coloniales. La journaliste et docteure en histoire Christèle Dedebant a consacré à cette histoire, qui éclaire l’histoire de la colonisation par ses marges, un livre remarquable, Le bagne des annamites, les derniers déportés politiques en Guyane. Le sociologue Julien Le Hoangan partage ses impressions de lecture sur cet ouvrage.
Quand on pense aux migrations asiatiques vers la France, on oublie souvent les territoires colonisés dits “d’outre-mer”. On connaît certains territoires du Pacifique, comme la Réunion ou Madagascar pour leurs métissages, et récemment l’ouvrage de Clément Baloup mettait en lumière le cas des “engagés” en Nouvelle-Calédonie. De l’autre côté de l’Atlantique, en Guyane, la journaliste docteure en histoire Christèle Dedebant est allée défricher un récit qui fait partie de cette grande fresque des migrations coloniales méconnues. À la suite de multiples rencontres sur place, à partir des quelques ruines persistantes, de récits oraux et de fouilles d’archives, après des années d’assemblage de ces fragments du passé, elle nous livre l’aventure sur le long terme des déportés politiques dits “annamites” ayant séjourné dans les bagnes coloniaux de l’époque, les établissements pénitentiaires spéciaux. Sa plume romanesque soutient son travail rigoureux pour nous offrir un ouvrage proche des personnages, et qui donne à voir la complexité du contexte de l’époque et la façon dont elle a marqué les cœurs, les esprits et les lieux.
Le livre est divisé en 8 chapitres qui retracent la chronologie de plusieurs figures clés parmi ceux (des hommes uniquement) qui ont été arrachés à leur terre natale, le Viêt Nam. Il s’ouvre sur un rappel du contexte historique colonial et s’achève sur la transmission de cette mémoire chez les descendants et le public guyannais, notamment. On peut le lire de plusieurs manières : comme le récit historique de l’empire colonial depuis ses marges ; comme un tableau des trajectoires de vies d’hommes assujettis aux dynamiques de pouvoir occidental du XXème siècle, ou comme une longue réflexion incarnée sur la dimension matérielle, corporelle, d’une idéologie coloniale.
L’archipel carcéral colonial indochinois
Encore aujourd’hui, il est possible et même recommandé d’aller visite la Maison centrale, ou Hỏa Lò, à Hà Nôi, qui fut successivement lieu d’incarcération des prisonniers du pouvoir colonial français, puis utilisée pour y enfermer les soldats des États-Unis qui la rebaptisèrent ironiquement Hanoi Hilton. La petite île de Côn Đảo accueille aussi de nombreux visiteurs qui viennent déguster des fruits de mer, rendre hommage à l’une des grandes figures de la résistance anticoloniale Võ Thị Sáu, et visiter ce qui reste du bagne de Poulo Condore. D’un bout à l’autre du Viêt Nam, les martyrs sont loués et l’histoire de la résistance souligne l’importance de la dimension politique des institutions carcérales coloniales. En Nouvelle-Calédonie, après une exposition itinérante, Les Kanak et le bagne en 2022, et une autre consacrée aux “Exilés et condamnés indochinois en Nouvelle-Calédonie” en 2024, la mémoire de cette migration coloniale demeure vivace et témoigne de la géographie pénitentiaire de l’Indochine et d’un pouvoir qui guillotine mais aussi déracine, discipline, sépare, use et abuse des corps des indigènes colonisés, criminalisés (en partie encore aujourd’hui). L’histoire des déportés vers la Guyane n’échappe pas à cette règle.

Le taux d’incarcération dans les colonies était largement plus élevé qu’en Hexagone. “Entre 1930 et 1941, en douze ans, il y a eu 975 665 entrées dans l’ensemble répressif constitué par les 83 à 94 (chiffre variable selon les périodes) prisons provinciales, les six maisons centrales, les trois maisons de correction pour jeunes délinquants, et les sept (1930) à dix (1930) pénitenciers de la péninsule, sans parler de diverses colonies pénitentiaires plus ou moins temporaires”, nous rappelle l’historien Daniel Hémery à partir des travaux, notamment, de Peter Zinoman (travaux de référence qui sont cités par l’auteure). C’est, entre autres, parce que les prisons indochinoises étaient déjà trop remplies et foyers d’agitation anticoloniale que le gouverneur décida de les éloigner.
Il y a des livres qui marquent parce qu’ils changent notre vision du monde. Les théories et concepts sont alors développés différemment par des auteurs et autrices qui s’approprient et exemplifient les idées. Le Bagne des Annamites est l’illustration concrète, l’application au contexte colonial indochinois du Surveiller et punir de Michel Foucault. Le philosophe engagé avec le Groupe d’Informations sur les Prisons fait la généalogie des institutions disciplinaires qui constituent le biopouvoir : il ne s’agit pas ou plus d’exercer une force externe et violente sur les individus, mais de contrôler la vie même (bio-) à travers le corps, la norme, et notamment le travail. Les effets de la prison sur les corps et les esprits ne sont alors pas des conséquences secondaires d’un projet qui viserait à l’éducation, la réparation ou la réinsertion. La généalogie de la prison révèle ainsi sa vraie fonction de normalisation des corps. Dans le cas des bagnes, nous retrouvons une logique similaire : l’usage des corps fait partie intégrante de l’incarcération et de la “punition”, mais surtout de l’exploitation économique des corps, pour servir l’exploitation du vivant – ici la jungle, comme une nature sauvage, indomptable. La loi du doublage, notamment, rend compte des véritables intentions du pouvoir : en effet, les bagnards, une fois leur peine purgée, étaient obligés de rester et travailler sur place pour contribuer au développement de la colonie. L’intérêt était donc de disposer de cette main d’œuvre supposée adaptée au territoire.
Raconter le collectif par le bas
De 1931 à 1946, le bagne de Guyane a accueilli des centaines de prisonniers, dont certains étaient des opposants politiques. Ils étaient principalement issus des mouvements nationalistes opposés à la domination française, certains ayant rejoint les rangs des communistes avant et pendant l’incarcération. Ce phénomène, qui peut sembler être à la marge de l’histoire de la colonisation française en Indochine illustre pourtant la dimension répressive de l’empire, et montre comment la France utilisait l’éloignement forcé pour briser les réseaux militants tout en disposant d’une main d’œuvre indigène pour exploiter ses territoires.
Une des difficultés principales, dans ce genre d’ouvrage, est de réussir à concilier la rigueur scientifique tout en donnant à voir l’expérience singulière des individus qui constituent l’histoire que l’on raconte. La plume de Christèle Dedebant réussit ce pari. Son écriture nous tient en haleine grâce à une narration qui conjugue la densité d’informations du documentaire et le ton dynamique d’un roman d’aventures. Les quelques cas de déportés politiques sont rares, quelques centaines seront amenés par un seul bateau, La Martinière, mais permettent de rendre compte des dynamiques politiques et des contextes sociaux dans lesquels les trajectoires individuelles s’inscrivent.

Nous suivons alors, pas à pas, les traces de certaines figures majeures. Les intellectuels, les leaders dont les anecdotes jalonnent la progression chronologique. La proximité que l’auteure a construit au fil de ses recherches transparaît dans l’usage des prénoms de Bằng, Yến, Mô, Xứng, Hồi, Liên, etc. Ce choix d’incarner cette histoire au plus près des individus donne de la cohérence à l’ensemble, et replace les problématiques et les enjeux à l’échelle des vies humaines. Cela permet au lecteur de garder toujours en tête les questions auxquelles répond l’auteure : Pourquoi ont-ils été envoyés là-bas ? Comment s’est passée la traversée ? De quoi était faite la vie sur place ? Quelles sont les dynamiques de pouvoir qui étaient en œuvre pour libérer ces prisonniers, que ce soit du côté vietnamien comme français ? Comment les conditions de détention ont-elles été affectées par le contexte de la guerre mondiale en Europe ? Quelles stratégies de vie et de survie les bagnards ont-ils mis en place ? Pourquoi n’y a-t-il eu qu’un seul convoi ? Pourquoi certains sont restés et d’autres retournés au Viêt Nam? Quelles étaient les intentions politiques de ces militants nationalistes anticoloniaux ?
C’est en définitive cet équilibre entre présentation des rouages politiques globaux (incluant le rôle des partis politiques ou d’associations comme le Secours Rouge) et illustrations par de nombreuses anecdotes, qui permet au lectorat de saisir la complexité des relations entre les individus et les institutions. Notons parmi d’autres, la complicité dans la hiérarchie raciale entre soldats coloniaux africains et prisonniers asiatiques qui vient troubler l’ordre et la logique du pouvoir carcéral. Si une telle histoire s’est écrite par le bas, c’est sûrement du fait des rencontres avec les descendant.es, qui interroge alors, comme présenté à la fin, les dynamiques de mémoire encore à l’œuvre.
La mémoire encore en travail
Le dernier chapitre, intitulé “De l’effacement à la commémoration”, livre à la fois des éléments pour comprendre la genèse de la démarche d’un tel projet d’écriture et les perspectives d’avenir concernant l’engagement des populations locales vis-à-vis de leur passé. Les bagnes ont été fermés, et la jungle a repris ses droits. Il reste aujourd’hui quelques ruines couvertes de végétation à un endroit, tandis qu’un site s’est retrouvé complètement immergé, suite à la construction d’un barrage. Après l’indépendance du pays, les fiers nationalistes auraient pu quitter cet “enfer vert” et laisser tomber dans l’oubli les sombres années d’incarcération.
Des dizaines d’années plus tard, après la réunification de 1975, des milliers de Hmong sont alors, à leur tour, amenés sur le territoire, et l’on peut supposer que la présence des uns a quelque peu éclipsé la mémoire des autres. C’est aussi le décès de ces anciens qui aurait pu engendrer cet oubli.
Grâce à la mobilisation des enfants et petits-enfants, cette lutte pour la préservation de la mémoire se concrétise par quelques initiatives : des ouvrages scientifiques comme celui de Christèle Dedebant, des entretiens dans les médias, et une plaque commémorative récemment inaugurée, sont les signes d’une mémoire encore très active.
On connaissait un peu plus l’histoire de migration des Hmong vers la Guyane, beaucoup moins celle du bagne. Pourtant, à la suite de ces récits, la logique reste la même. Le déplacement forcé de populations qui, dans un cas comme dans l’autre, sont sommées de dompter une nature hostile. Là où les blancs ont échoué, le colon se dit que les “sauvages” pourront réussir (le mot sauvage étant particulièrement adéquat ici puisqu’il désigne étymologiquement ceux de la forêt, sylva). Ce récit met aussi en lumière le pouvoir colonial dans sa dimension spatiale ultime : son rapport entre le centre et les périphéries. Le cas des prisonniers politiques Kanak récent s’inscrit parfaitement dans cette logique de gestion de la contestation politique qui était à l’œuvre à l’époque. L’ouvrage retrace comment l’empire a été bouleversé par les conflits en Europe, les transformations économiques et idéologiques, et la décolonisation.
Christèle Dedebant. Le Bagne des Annamites, Actes Sud, 2024, 336 pages. Une version vietnamienne devrait être publiée au début de l’année 2026.