Le journaliste, écrivain, poète, traducteur, et formidable animateur de la vie culturelle hanoïenne Nguyễn Quí Đức est décédé le 22 novembre 2023, à l’âge de 65 ans. Les Cahiers du Nem ont voulu lui rendre hommage. Mais plutôt qu’une nécrologie, nous avons souhaité publier le texte d’hommage très personnel de Vincent Baumont, qui l’a connu à Hanoï. La vie de Đức a été si riche et si complexe qu’il est presque impossible de la résumer en un article, et nous n’aurions pas été en mesure de rendre justice ni à sa jeunesse vietnamienne, ni à ses années aux Etats-Unis. Pour cela, les Cahiers du Nem ont préféré, avec cet hommage, privilégier l’émotion qu’il y a à dire adieu à un ami, à un phare qui nous faisait l’honneur de lire notre revue.
Cela semble être le lot de ceux qui se sont retrouvés coupés de leurs racines : ils passent leur vie à se chercher eux-mêmes. S’il est difficile de réellement parvenir à se trouver, certains parviennent à devenir un repère, un point d’ancrage, un phare, pour ceux qui veulent bien admettre qu’ils ne savent pas tout à fait où ils en sont.
Nguyễn Quí Đức, une fois installé à Hanoi en 2006 est devenu ce phare pour toute une communauté d’égarés de la vie : artistes, écrivains, poètes, photographes et autres fous mi-alcooliques, mi-inspirés. Il n’avait pas choisi Hanoï par hasard. De ses propres mots, c’était “la dignité de ses habitants et la beauté de ses murs jaunes” qui lui avaient fait choisir la capitale millénaire du Vietnam. Ce, malgré les 16 ans de prison que son père avait passés dans cette ville, ces 16 années où il lui avait été confisqué. Ou peut-être était-ce pour cette raison ?
Hanoï lui avait bien rendu la monnaie de sa pièce. Assez vite, dès l’ouverture de son premier bar-galerie, le Tadioto (Ta đi Ô Tô signifie « On y va en voiture » en vietnamien), au 113 Triệu Việt Vương en 2008, toute une communauté bigarrée d’artistes vietnamiens établis ou émergents, de journalistes, de fêtards en quête de lieux différents et d’expatriés se voulant à la pointe de la mondanité s’y sont retrouvés autour du magnétisme de Đức.
Il était un peu « le grand-père des hipsters » selon le mot d’une amie Cantonaise Canadienne Juive, ayant fait ses classes au lycée français de Hanoï, avant de partir étudier au Canada puis de revenir fréquemment, pour y repérer dans la décoration de son bar un nouveau design caractéristique du Vietnam contemporain. Le goût de Đức pour les vieux meubles passés de mode, les murs en briques ou en béton nu, pour les vieilles enseignes sauvées des poubelles, pour un éclairage tamisé qui contrastait avec l’omniprésence du néon, tout cela allait inspirer la nouvelle génération des designers Vietnamiens.
Sa maison à Tam Đảo, construite selon ses plans, était un havre, une conversation permanente entre l’intérieur et l’extérieur. Un grand volume donnant sur une verrière avec la vue de Tam Đảo, la piscine-balcon et les alcôves secrètes, le tout en privilégiant des matériaux bruts et assumés. Rien, dans cette architecture moderne, ne jurait ni avec la vallée, ni avec la maison traditionnelle qu’il avait fait rénover un peu plus haut sur son terrain, dans l’espoir d’y accueillir sa mère dans ses vieux jours. La multitude de photographes de mariage qui squattaient pendant son absence avec la complicité du gardien facilement complaisant ne s’y trompaient pas : on était dans un espace qui ne gâchait rien à la vue de la vallée.
Đức avait aussi ses colères. Parmi les choses qui le mettaient en rogne, il y avait les surenchères de la construction immobilière, les contrôles des événements artistiques ou littéraires par la police culturelle, le constat d’un pouvoir borné et aux vues courtes. Avec les trois « Tadioto » qu’il a ouverts au fil des années, il a eu largement l’opportunité de s’y confronter. Il manœuvrait subtilement malgré ceux qui voulaient le museler : faire du bruit autrement, montrer des œuvres plus subtilement, donner la parole aux poètes de passage sans tambour.
Il fut l’un des piliers dans la mise en place de Zone 9 en 2013, profitant de la friche d’une ancienne usine pharmaceutique devenue en quelques mois un espace culturel emblématique par le foisonnement des galeries, des studios de musique expérimentale, des bars plus ou moins branchés et des événements qui y étaient organisés. Des architectes, des sculpteurs ont pu s’emparer du lieu grâce au flair, à l’énergie et à l’ouverture de Đức, qui y avait installé son deuxième Tadioto, avant que Zone 9 ne baisse le rideau, à la fin de l’année 2013 à la faveur d’un énième projet de spéculation immobilière.
Đức ne s’est jamais contenté de rentrer dans une seule case, de ne mener qu’une seule carrière. Journaliste à la National Public Radio (NPR) aux États-Unis, il avait été le premier à porter la voix des réfugiés asiatiques, et pas seulement du Vietnam. Il racontait à la radio l’histoire des Chinois, des Japonais et des Philippins des États-Unis. Traducteur, il a aidé à révéler au monde le talent de nombreux écrivains vietnamiens, comme Hồ Anh Thái et, selon l’avis du frère de Trịnh Công Sơn lui-même, il était celui qui avait le mieux traduit les paroles du plus célèbre chansonnier du Vietnam. Designer de ses propres lieux, il a vite dépassé l’esthétique post-communiste pour imaginer des espaces où l’obscurité, les matières brutes et les rencontres d’objets incongrus redonnaient une nouvelle vie, un nouveau sens aux vieux codes.
Il est né et a grandi au Vietnam, a été éduqué au lycée Français de Dalat, a quitté le pays comme “boat-people” à l’âge de 17 ans avant d’atterrir aux États-Unis, puis est revenu au pays natal après ce qu’on imagine être une saturation de l’Amérique… A Hanoï, Đức a été un pionnier de ce que pouvait être le Vietnam contemporain : il était ouvert, plein d’énergie et de jeunesse, mais fier de ses racines et des millions de petites choses qui font le charme de son pays.
Il faut aussi évoquer la générosité de l’homme : combien de musiciens, poètes, artistes, écrivains a-t-il contribué à faire connaître ? Ils lui sont tous reconnaissants. Combien de scripts de films a-t-il sauvés ? À combien a-t-il prêté son timbre doux et gracieux pour des voix-off, des entretiens ? Ou même son élégance et son visage si photogénique à des réalisateurs de clips ?
Beaucoup d’entre nous ont également eu la chance de se voir offrir un havre de beauté chez lui à Tam Đảo, pour se ressourcer, pour écrire, photographier, dessiner… Je ne doute pas que chaque personne qui a eu ce privilège chérit ces souvenirs-là, chez lui, avec lui.
Il me parlait souvent d’un scénario de film sur lequel il travaillait. Cela avait lieu à Đà Lạt, dans la période 1974-1975. Des lycéens vietnamiens accueillent les réfugiés de leur pays, fuyant la guerre. Ils s’organisent et pour cela, ils volent la jeep du père, très haut placé, de l’un d’eux. Tout cela dans un huis-clos mi-internat mi-Woodstock, avec les relations fortes et les premiers émois qui se jouent à cet âge. Ce film aurait été une histoire de solidarité, d’humanité. On y aurait vu le contraste saisissant entre la désinvolture de l’adolescence et la prise de conscience, par les lycéens, qu’il faut agir à tout prix devant la tragédie qui se joue.
Je voudrais tant voir ce film.
Même les phares finissent par s’éteindre. Nguyễn Quí Đức nous a quittés. J’aime me raconter qu’il a passé 16 ans à Hanoï (2007 – 2023), comme son père, qui a été emprisonné 16 ans dans cette ville, à partir de 1968. Je pense qu’il serait fier de lui. Ces 16 ans de vie lui ont été rendus, en quelques sortes. Et Đức les a généreusement partagés avec tous ceux qui, dans cette capitale du Vietnam en pleine transformation, se sentaient perdus.
Vincent Baumont
Paris, le 25 Novembre 2023
Đức à propos de l’importance de la liberté, de l’indépendance et du bonheur