Les Cahiers du Nem publient les nouvelles lauréates du concours 2022/2023, sur le thème « L’Asie et l’eau », organisé avec le soutien de l’Agence française de développement. Cette semaine, le deuxième prix, qui a été attribué à Pierre Charil, nous emmène à Hanoï, sur le pont Long Biên, au-dessus du fleuve Rouge. La nouvelle est illustrée par un dessin original de Marcelino Truong, peintre, illustrateur et auteur de romans graphiques, dont le dernier en date est 40 hommes et 12 fusils (éd. Denoël).

Je me souviens de ma mère. Son visage n’est pas encore complètement effacé mais il est chaque fois plus insaisissable. Il passe. Une bise à laquelle on ne peut s’accrocher. Je me souviens qu’elle avait l’habitude de m’emmener sur son vélo, me brinquebalant dans l’agitation perpétuelle des rues et des rivières de deux roues.

On allait, je crois, chez le fleuriste et chez le poissonnier, peut-être chez la couturière. Je me souviens que pour tromper l’ennui du trajet, je lui donnais de petites claques dans le dos, je la pinçais ou lui dessinais des formes invisibles avec mon doigt. Elle restait silencieuse, enfin rien n’est sûr, c’est le sentiment qui m’est resté. Le silence de ma mère qui pédale. C’est fou comme on peut se sentir seuls, à deux, au milieu d’une foule. Même à cinq ans, j’avais l’impression qu’il n’y avait qu’elle et moi. Ma mère n’est presque plus que ça, réduite à ce duo à vélo que nous formions. Deux petits grains alluvionnaires portés par on ne sait quoi, vers on ne sait où. Le reste est passé. Sa maladie, son odeur, les fleurs dont on m’a dit qu’elle adorait en parsemer notre maison. Son amour.

Il me reste aussi, comme un mémorial de karst résistant à l’érosion, l’image du fleuve que nous traversions chaque semaine. Cette masse d’eau qui se développait comme une langue brillante ou mat sur les deux horizons. Pour un jeune garçon de cinq ans, plus que la hauteur, c’est cette menace de tomber dans l’eau sans pouvoir éviter l’engloutissement ni la noyade qui prévalait. Une menace. Les sentiments de fascination et d’inconfort qui me prenaient lorsqu’on le traversait. Demandez à n’importe qui, quel est le symbole de Hanoi, la ville entre deux fleuves ? On vous parlera toujours du pont Long Bien, mais très peu du fleuve qu’il enjambe.

J’ignorais ce que le fleuve Hong Ha, ou Song Hong avait de central chez nous. Sa puissance ancestrale et nourricière, symbole de ce qui vibre dans nos cœurs rizicoles. Un fleuve n’oublie jamais d’où il vient, il en émane continuellement. Tout le contraire des hommes qui ne regardent que vers l’océan, ce futur inconsistant qui n’est rien d’autre qu’une fin à venir.

Le fleuve pourtant, est source. Il est l’auguste figure de qui nous sommes au-delà de nous-même, et il me semble que, pris dans la course du temps, nous nous en détournons. Je me joins, de temps en temps, à un groupe d’irréductibles, buveurs de rượu autant que de thé, qui se retrouvent sur l’Île du Fleuve Rouge. Cet îlot qui fut jadis un fort puis abandonné lentement pour devenir une campagne productive au centre de la ville, au centre du fleuve. Je suis toujours étonné de constater combien les habitants de Hanoi ignorent cette langue fertile, verte, terreuse, digne des campagnes éloignées, qui s’étend juste sous leur nez. Ils la constatent sans la regarder en passant sur les ponts, elle est un monde à part dont ils n’ont aucune curiosité.

Des maisons flottantes au milieu du Fleuve Rouge près du pont de Long Bien. Crédits GV (thảo luận) Wikipedia

Ce groupe, dont le point de rassemblement est proche d’une plage nudiste, original secret au cœur de la ville, est un groupe de natation. Munis de bidons ou bouteilles vides servant de bouées, nous affrontons le courant du fleuve. Vu du pont, nous faisons du sur-place, les meilleurs arrivent à avancer, remontant le cours du fleuve sur quelques centaines de mètres. Il réside dans cette nage un indicible sentiment de vérité, peut-être lié à la puissance du courant qui racle notre peau et menace de nous emporter à la moindre faiblesse. Le fleuve est à nous, et aux innombrables péniches qui le sillonnent à nos côtés.

Habitant du fleuve, nous sommes aussi les premiers témoins de ce qu’en font nos congénères : quand le fleuve ancestral devient le dépôt de nos déchets, voire de nos croyances. Comme toutes les forces qui nous dépassent, qui nous semblent inamovibles, nous le traitons avec irrévérence et désinvolture. Je n’ai pas de leçon à donner, je fais la même chose avec la mémoire. J’essaie de moins en moins d’en remonter le cours, de me rapprocher de la source. Ma mère. Ma mère est une source, la source. Mais cette source se tarit. Alors que Song Hong est toujours un monument de ma vie. J’ai parfois l’impression que le fleuve est ma mère, cette voûte surplombant ma vie, cette île sur laquelle l’enfant se réfugie, cette source, donc, à laquelle on revient toujours et qui nous console quand le reste nous a trahi.

Je me souviens de la première fois où j’ai emmené ma fille, L, sur cet entre-deux que sont les îlots. Elle n’avait d’yeux que pour le pont Long Bien, ce squelette majestueux qui traverse le fleuve aussi bien que le temps. Que serions-nous sans lui ? Que serons-nous sans lui, puisque ses jours sont comptés ? L avait déclaré qu’il avait dû en voir de l’eau passer entre ses jambes, et qu’il devait être fatigué de porter les gens, qu’il avait l’air malade. C’est un vieux grand-père lui avais-je répondu, qui fait la révérence au fleuve, et représente une jonction, un lien entre deux mondes. C’est à la fois un passage et une frontière. Sans comprendre elle m’avait regardé en souriant, alors j’avais conclu en disant que franchir un pont est toujours un événement.

J’avais alors repensé soudainement au mythe de Son Tinh et Thuy Tinh, le dieu de la montagne et le seigneur des eaux s’affrontant pour épouser la fille d’un roi. Mais cette histoire donne au deuxième le rôle de l’incontrôlable et du colérique, celui qui menace et par lequel le malheur arrive. Car en effet, bien qu’il ait perdu son combat, il est dit que Thuy Tinh, n’abandonnant pas sa colère et son désir, continue chaque année de provoquer des tempêtes, des inondations et des crues dévastatrices. On se méfie alors des eaux qui débordent. On oublie trop facilement que le fleuve nourrit plus qu’il ne détruit, qu’il est notre berceau et pas notre tombeau.

Le pont de Long Biên. Crédits Pixabay Quangpraha

Pris d’une émotion inattendue, j’avais eu le désir soudain d’inventer une histoire, un conte ridicule pour que L, en posant ses yeux brillants sur ces eaux, n’y voit que la vie. J’aurais pu imaginer un roi qui, ayant perdu un enfant par noyade aurait maudit le dieu des eaux et y aurait perdu son royaume et son peuple dans une aridité stérile. J’aurais pu imaginer, au contraire, l’arrivée dans nos larges terres basses, devenant alors des estuaires, des grands esprits des rivières, venant des hautes montagnes et comment cette arrivée créa la vie, une vie rustique et forte, résistante et prospère. J’aurais pu imaginer le grand mariage de la terre et de l’eau qui donna naissance aux animaux, aux plantes et à l’homme, et comment leurs énergies vitales combinées donnait un monde riche et profond. L’arrivée d’un groupe de femmes m’avait sorti de ma torpeur. Nous avions passé alors une journée heureuse, emplie de découvertes sur la terre entre deux méandres, Hanoi.

Le rôle de père tient parfois de celui de ministre de la propagande. J’amène L sur ces îlots régulièrement, je plante et je nourris, le plus subtilement possible, cette graine de savoir et d’amour qui me tient à cœur. Et si je disparais demain, j’espère que ma fille gardera pour moi un peu plus que de vagues souvenirs. C’est une peur qui m’étreint souvent, de m’effacer dans le cœur de L plus vite que ne sèche une pluie d’été. Peu importe ma croyance dans l’impermanence des choses, dans l’inéluctabilité de la perte, dans la nécessité de laisser les choses s’en aller, je suis terrifié à la simple idée qu’elle m’oublie. Ou qu’elle oublie d’où elle vient.

C’est ce combat que je mène au bord du fleuve. Peut-être est-ce aussi ce combat que je mène dans mon travail de professeur de géographie. Sommes-nous tous poussés par une force née quelque part à l’origine ? La perte d’une mère pour l’un, le manque de tendresse pour l’autre ? Je n’ai que des incertitudes. Des incertitudes qu’une mère, s’il m’en restait une, pourrait dissiper. Des incertitudes, qu’en tant que père, j’aimerais ne pas transmettre à ma fille.

Mais Song Hong est toujours là, alimentant ce delta qui nous a fait.

Accoudé au garde-corps du pont Long Bien, je regarde le fleuve avancer. Des motos et des vélos s’écoulent sans élégance derrière moi. L’eau est presque bronze, et ne reflète pas le ciel. Aujourd’hui, il charrie des morceaux d’arbres ou de végétation arrachés à quelques terres en amont. Signes de l’après tempête. Je me demande où finirons ces scories qui passent et s’éloignent au gré de l’eau.

Aucun nageur aujourd’hui dans cette eau sauvage, ne restent que les bateaux. Et ces îlots qui sont si chers à mon cœur et à notre identité. Que deviendront ces bananiers et ces champs de maïs au milieu de la ville, le fleuve gardera-t-il toujours une place particulière dans nos cœurs humides ou sera-t-il enseveli sous le béton constitué de son sable ? Tout doit-il toujours disparaître ? Ma mère bientôt le sera. Alors, je me souviens de ma mère.

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Arrivé au Vietnam en 2009 pour un stage d’étude, il n’en est jamais reparti. Basé à Hanoi, il a longtemps passé son temps libre à prendre ses ruelles en photo ou aux terrasses de ses cafés.

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