Hand Rolled Cigarette est un long métrage de fiction réalisé par Chan Kin-long et un des plus grands succès de ces dernières années pour un jeune réalisateur hongkongais. Produit par Lawrence Ah Mon, une figure solide ayant contribué aux lancements de plusieurs acteurs de l’âge d’or comme Aaron Kwok ou Andy Lau, le film est projeté pour la première fois en ouverture du Hong Kong Asian Film Festival de 2020. Le film a été soutenu financièrement par le First Feature Film Initiative, un fonds du gouvernement servant à revitaliser l’industrie cinématographique de la ville, et a été le seul film produit à Hong Kong en 2020 dans le contexte de la pandémie du Covid-19. 

Le souffle de la nouvelle génération

Par son succès critique et commercial, Hand Rolled Cigarette prouve qu’il existe toujours un appétit pour les polars sombres et tragiques en langue cantonaise. Chan Kin-long remporte d’ailleurs pour ce film, son premier en tant que réalisateur, le prix du meilleur réalisateur à la 40ème édition des Hong Kong Film Awards. Qu’est-ce qui a fait le succès du film ? Gordon Lam s’y était investi suffisamment pour accepter le rôle sans recevoir de cachet, signe d’une confiance certaine dans la nouvelle génération cinéaste pour retrouver le souffle dramatique du cinéma hongkongais indépendant.

Dès les premiers instants, on comprend que la démarche va effectivement être de retrouver quelque chose de perdu, de passé plus exactement. Rouler une cigarette à la main, un geste archétypal passé de mode, en usure, que l’on voit aujourd’hui à l’aune de notre regard contemporain avide de comportements rétro et nostalgiques d’époques en apparence plus simples. C’est l’essence du film que de nous faire vivre un moment de cinéma classique, à l’ancienne, puisant volontiers dans la mise en scène et l’ambiance des polars hongkongais de l’âge d’or. C’est bien l’œuvre d’un jeune réalisateur, Chan Kin-long, qui est un enfant de la fin l’âge d’or (né en 1990 à Hong Kong), profondément marqué par le tournant d’une histoire qu’il a vu passé. Cette jeune génération tente de relancer un cinéma hongkongais indépendant et grand public en choisissant d’explorer le style flamboyant de l’âge d’or, formant de nouveaux réseaux, on remarque d’ailleurs la présence de Chan Kin-long en rôle de policier dans le superbe Port of Call (2015) de Philip Yung, également jeune réalisateur à l’avant-garde du renouveau cinématographique hongkongais.

Nous suivons l’histoire de Chiu (Gordon Lam), un ancien soldat hongkongais de l’armée coloniale britannique, abandonné comme ses camarades après la rétrocession, et depuis aux ordres d’un gangster local nommé Boss Tai (Ben Yuen). Il fait alors la rencontre d’un jeune immigré venu tenter sa chance dans la grande ville, Mani (Bipin Karma), qui vit avec son cousin Kapil (Bitto Singh Hartihan) et son jeune frère Mansu (Anees). Mansu va à l’école à Hong Kong mais ne parvient pas à s’intégrer, rejeté par ses camarades qui moquent sa différence, retourne se terrer dans leur refuge chaque soir, dans les tours de Chungking Mansions. Ce lieu devenu mythique grâce au film Chungking Express de Wong Kar-wai (sorti en 1994) est aussi le foyer de Chiu, qui vit décidément en marge d’une société qui l’a utilisé puis jeté. Chiu négocie un trafic de « tortue porte-bonheur » entre « Choucroute », membre d’un gang taiwanais, et son patron Boss Tai. 

Un soir, les deux jeunes débrouillards se partagent de la drogue volée à Boss Tai afin de la revendre, mais ils sont finalement retrouvés et traqués par les gangsters en affaire avec Chiu. En fuite, Mani tombe sur Chiu, qui l’accueille chez lui par pitié malgré un sentiment très hostile au départ. Les deux se rapprochent, et pendant que Chiu veille sur Mansu, car Mani ne peut plus sortir en étant traqué par la triade, ce dernier découvre le passé militaire de Chiu. On comprend lors de flashbacks que Chiu avait encouragé un ami à s’endetter pour placer en bourse… juste avant le krach financier de 1997 qui les a ruinés. Après le suicide de son ami, Chiu accepta en secret de prendre sa dette pour éviter à la veuve d’en porter le poids, ses anciens frères d’armes, ignorant ses vrais sentiments et son geste, continuent de le rejeter. Convoqué par son patron, il revient pour trouver « Choucroute », mort à la suite du deal de tortues qui a mal tourné, et remarque que Kapil a aussi été tué par son patron pour avoir volé la drogue.

Après un moment touchant où Chiu finit par donner le secret du roulage de cigarette à Mani, le passé immédiat les rattrape et Mani se fait enlever par les hommes de Boss Tai malgré la défense de Chiu. Désormais conscient de la frontière morale qui le sépare du monde des triades, Chiu décide de se sacrifier pour aller sauver Mani. « Bambou », un associé de « Choucroute » en quête de vengeance suite à la mort de son partenaire vient retrouver Chiu et le menace, celui-ci le mène alors complaisamment vers la planque de Boss Tai. La suite est un bain de sang modéré mais jouissif, dans lequel Chiu expose sa rage intérieure, se dépasse lui-même pour faire ce qui est juste, comme il semble l’avoir fait toute sa vie au milieu du dédain des autres. Alors qu’il agonise, Mani vient lui rouler une dernière cigarette en hommage à son sauveur ; Lors d’une dernière scène avec les frères d’armes de Chiu, Mani vient sauver l’honneur de Chiu en confirmant que la dette de 1997 a été payée.

Résonnances de l’âge d’or

Derrière la photographie, qui nous plonge dans l’ambiance des bas-fonds de Chungking Mansions, et l’habileté de la mise en scène, il y a plusieurs résonnances thématiques qui font que les émotions traversent le film jusqu’au spectateur.
Il y a d’abord le traumatisme de 1997, qui a transformé la société hongkongaise, désormais présentée comme une sorte de cauchemar capitaliste, où tout le monde est endetté ou mort, les marginaux, les pauvres et les migrants se multiplient et ne peuvent s’en sortir, confinés dans des travaux pénibles confiant à l’esclavage. Ce triste sort fait évidemment écho à la situation actuelle de l’île, le choix de créer des flashbacks en noir et blanc intensifie la coupure entre les deux époques, pourtant même pas séparé d’une génération d’Hommes. De même, l’évocation du suicide des ruinés de la crise financière rappelle la force de ce tournant vers un âge pessimiste pour les Hongkongais. Le héros tragique, son passé traumatique et son action présente sont tous liés à l’année 1997 et cela sonne très juste car le héros n’est qu’une incarnation de l’avenir de l’île. L’amie qu’il visite au début dit d’ailleurs s’apprêter à retourner à Shanghai car il n’y a plus d’opportunités pour elle sur place.

Le lien qui se crée entre Mani et Chiu rappelle aussi les serments de frère juré que les cinéastes de l’âge d’or avaient mis à l’honneur dans leurs films sur les Triades : l’honneur n’était pas forcément du côté de la loi. En dépit de leurs âges, de leurs différences, de leurs origines, Mani et Chiu se rapprochent au point de pouvoir mourir l’un pour l’autre lorsqu’il s’agit de se dresser contre les monstres et les corrompus. Cet héroïsme tragique est fort puisqu’il nous dit que les choix individuels doivent considérer le sort de tous ; Chiu, qui commence l’histoire avec pour axiome que « dans cette ville, on ne peut avoir confiance en personne », n’a en effet ni intérêt ni passion à défendre les migrants du sud-est asiatique face à son employeur, finalement il refuse de laisser le monde aux pourris qui abusent des faibles. C’est la représentation mélancolique du « Jianghu », la vie en société secrète qui défie l’autorité de l’État, cette grande nostalgie d’un cinéma de gangsters dans les années 1990, au sommet de leur impétuosité et de leur cruauté et qui influençaient l’avenir de l’île en se revendiquant plus libres que quiconque. 

A l’image de la perte des libertés qui se confirme, on ressent une obsession, qui est la hantise du cinéma de l’époque : comment affronter la perte définitive d’une chose sans substance ? Peut-on représenter efficacement ce qu’est la perte d’une liberté publique ? Ici, la compréhension vient de l’émotion. En héritier des grands films de l’époque, Chan filme les endroits, les restaurants, les néons, les coins de rues et les passages couverts : le cinéma capture la réalité à travers une fiction qui romantise la figure du gangster hors la loi et son impérissable code d’honneur. Il retrouve à la fois la saveur des images et du rythme de ces polars et fonde en même temps un propos sur sa ville, sur ses peurs et sur le sacrifice tragique de héros nécessaires.
Enfin, dans le contexte des récentes répressions de manifestants de la liberté, le sujet de la police devient problématique. Ainsi, on se retrouve à regarder un polar sans policiers, entre marginaux uniquement, ce qui est un choix politique délibéré du réalisateur. Lors de la résolution, nulle autorité ne vient rétablir la justice qui a failli, c’est un gangster taïwanais (aucun hasard ici) qui vient constater que « tout ce que vous faites, c’est vous entretuer », comme pour rappeler symboliquement l’issue des échanges avec le continent. Chan Kin-long, signe des temps qui appelle à une résistance nécessairement optimiste, dédie son film à « ceux qui travaillent dur pour le cinéma hongkongais ».

Hand Rolled Cigarette
110 minutes
Réalisé et écrit par Chan Kin-long
Produit par Hand-Roll Cigarette Film Production
Première diffusion à Hong Kong le 3 novembre 2020

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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