Les habitants du village de Oattu organisent une manifestation à la bougie contre la dictature des militaires le 17 juin. Source Twitter @khinpyaesoneau4

Le 15 mai 2021, l’Irrawaddy, l’un des principaux médias informant depuis de longues années sur la Birmanie, a annoncé la mort du poète Khet Ti, âgé de 45 ans, à Monywa (région de Sagaing), à la suite de son arrestation, dans des circonstances peu claires. Ce décès intervient après la mort de deux autres poètes birmans, K Za Win, âgé de 39 ans, et de Kyi Lin Aye, âgée de 36 ans, abattus lors de la répression armée au mois de mars dernier : « U Yee Mon, poète devenu ministre de la Défense au sein du Gouvernement d’union nationale (NUG), formé afin de faire face au régime militaire, a écrit sur sa page Facebook : “Khet Thi et K Za Win, deux poètes de Monywa, sont tombés. Je suis triste. Je suis bien décidé à me battre jusqu’à la victoire  [1].” » 

Le lendemain, 16 mai 2021, l’Irrawaddy annonçait la mort d’un quatrième poète, U Sein Win, toujours à Monywa. U Sein Win a été brûlé vif par un inconnu alors qu’il collectait des dons destinés à des personnes déplacées à la suite d’incidents violents dans cette ville.

Quelques jours plus tôt, l’Irrawaddy indiquait l’arrestation à Rangoun de l’écrivaine Hnin Pan Eain, avec son fils et son mari, Ko Nay Oo, ancien prisonnier politique.

Le 15 mai, le journal a rappelé la longue tradition birmane des « poètes révolutionnaires », militants, patriotes, qui ont écrit à diverses époques contre le pouvoir colonial, puis une succession de gouvernements répressifs. Face à l’injustice, que peut la poésie ? De quelle puissance dispose la littérature ? Sans pouvoir répondre à ces questions, on remarque que les régimes autoritaires censurent systématiquement les écrivains sortant d’un certain cadre, ce qui est une manière de rendre hommage au pouvoir des mots.

La poétesse Maw Shein Win, auteure d’un récent recueil, Storage Unit For The Spirit House, écrit depuis la Californie, aux États-Unis, en anglais (les extraits de ses poèmes, ci-dessous, sont traduits par nos soins). Ses mots et ses images font vite retourner à la terre ancestrale de la Birmanie, offrant une leçon oblique et colorée sur la notion de culture, nécessairement mixte, entre Asie et Amérique. Le voyage sensitif qu’elle nous propose commence au bord du lac Inya, à Rangoun, avec une première séquence intitulée « Maison des esprits (un) ». Sentiment d’appartenance à un foyer, à une famille : des parents, plusieurs sœurs, mais il ne faut pas oublier l’invisible présence des nats, ces esprits birmans des arbres, de l’eau, etc., que l’on cultive en leur consacrant un autel spécifique. Plus tard, dans le poème intitulé « Maison des esprits (cinq) », on lira ces lignes, sans savoir précisément si le paysage de l’enfance se réfère au voisinage du lac Inya, à Rangoun, ou bien plutôt à une banlieue américaine :

enfant, je ne grimpais pas aux arbres

au lieu de quoi je rassemblais les feuilles qui volaient au sol

les ormes étaient imposants l’automne

les garçons du quartier, cruels

l’un d’entre eux avait déposé un chaton mort dans une boîte devant l’entrée

je me faisais un logis parmi les feuilles

refuge dans l’or, le jaune, le brun

je m’inventais une famille qui vivait dans une cabane

brindille verte, la mère

branche cassée, le père

deux fougères, les sœurs manquantes

Crédits: Henri Marcel

Asie ou Amérique, le regard poursuit son voyage, par fragments, selon les éléments : eau chaude, gouttes de pluie, limonade, whisky, l’espace du ciel. Puis, dans une nouvelle séquence intitulée « Maison des esprits », nous atterrissons en prison – clairement, il s’agit des cellules d’une prison birmane. Qu’est-ce qui peut traverser les murs, est-il demandé, la voix humaine, un souffle de fumée ? Toujours rôdent à proximité les nats, ces esprits tutélaires qui nous poussent dans une direction ou une autre.

Où engranger les souvenirs, les sensations éprouvées au fil du chemin ? Ainsi que l’indique le titre de ce recueil, pour les nats, comme pour l’expérience accumulée, chacun aura besoin d’une sorte de storage unit, mot volontairement concret, peu poétique : un espace de stockage, un garde-meuble ; un réceptacle qui ressemble à la mémoire humaine, du moins dans l’idée que l’on peut s’en faire, pour fixer un instant le flux des sensations et des souvenirs. Les poèmes de Maw Shein Win, eux aussi, faits de scènes vécues, images surréalistes, listes de choses possédées, perdues, retrouvées, sont des sortes de « garde-meuble » destinés à recueillir l’expérience. Ainsi s’entrechoquent et s’emboîtent les images, les éléments, selon une logique interne singulière, comme dans ce poème :

Œufs

les boulevards sont envahis de lapins

l’air est teinté de rose

le rouge monte aux joues

abondance d’œufs en chocolat

les plantes ont besoin de lumière pour pousser

les pièces ont besoin de lumière pour penser

les gâteaux pensent mieux à l’intérieur

les patates remuent sous terre

la chaleur du ciment traverse ses sandales

elle mange des poignées d’œufs en chocolat

sans passion

la vision lui semble évidente

le sol est couleur de rouille

une femme pelant des patates entaille la terre

au centre une tulipe en chocolat noir

la femme regarde à l’intérieur

Dans ce beau recueil exigeant, n’offrant aucun réel confort narratif ou psychologique, le dernier poème, de retour dans l’espace intime d’une maison vraisemblablement birmane, se termine sur ces vers :

la cousine ouvre lentement le grand coffre en teck aux rayures argentées

                                               les nats volètent à l’intérieur, l’un après l’autre après l’autre

                                                                                               [Maison des esprits (six)]

Ainsi toute chose, être humain, esprit bienveillant ou malveillant, trouve-t-il, ne serait-ce qu’un temps, son domicile dans l’écrin d’un poème. Maw Shein Win dessine un paysage subtil et précieux, depuis la Birmanie jusqu’à la Californie du Sud. Pas de quoi inquiéter les généraux de la junte birmane qui, depuis le mois de février 2021, ont plongé leur pays dans un chaos croissant ? La langue de la propagande est morte, desséchée ; la langue du poème est vivante.

Maw Shein Win, Storage Unit For The Spirit House, Omnidawn, 2020, 102 p.
[1]https://www.irrawaddy.com/news/burma/myanmars-long-history-of-revolutionary-poets.html, consulté le 27 mai 2021.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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