Burning de Lee Chang-dong est un film qui en dit tant avec si peu de mots. C’est paradoxalement la preuve d’un magnifique travail d’auteur de cinéma.  Les films d’auteurs sortent en nombre dans l’hexagone mais sont souvent associés avec un étalage sentimental et une arythmie déprimante. En un sens, ces revers peuvent devenir des atouts formant la force d’une intrigue qui joue et se joue du sentimentalisme. Quel est ce facteur qui transforme un ensemble de dialogues évasifs en leçon muette sur la violence sociale ? Cette alchimie qui de l’histoire d’une disparition fait le récit d’une génération ? A mon sens c’est l’évidence de la cinématographie, celle que l’on ne remarque pas dans certains films et qui opère ici un réel enchantement.

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Crédit Photo: GSC Movies

« Je voulais évoquer l’illusion de nos sociétés contemporaines. D’apparence extérieure, notre monde parait beaucoup plus «cool» qu’avant. Tout est plus aseptisé, plus propre, plus «pratique». Il y a eu beaucoup d’amélioration et d’avancées technologiques mais nous ressentons qu’il y a toujours un problème, une faille. On sait que quelque chose ne tourne pas rond mais nous avons du mal à saisir le pourquoi du comment. »
(Lee Chang-dong)[1]

Un Séoul contemporain, haletant, bruyant et indifférent accueille le spectateur dans l’histoire. Notre héros est présenté de dos, Lee Jong-su (Yoo Ah-in) est un jeune homme timide et un peu paumé qui parle peu. Il croise par hasard une fille de son village d’origine, Shin Hae-mi (Jeon Jong-seo), pleine de vie et d’envie. Leur romance éclair est brusquement interrompue par un voyage qu’entreprend Hae-mi, Jong-su va alors nourrir son chat invisible et se masturber dans sa solitude jusqu’au retour de la perle rare. Mais elle revient avec Ben (Steven Yeun), un jeune homme mystérieux menant une vie matérielle très confortable néanmoins libérée du labeur. A partir de là, sans informations précises sur la nature de leurs relations, sans descriptions narratives, le film nous emmène au cœur des relations sociales nouant ces trois personnages. Hae-mi veut continuer à fréquenter Jong-su et à lui témoigner son affection, mais elle revient systématiquement accompagnée de Ben, qui, bien qu’affable, dégage une aura de supériorité lassée, une aisance et une complaisance qui perturbent beaucoup Jong-su.

Toutes les scènes du trio sont des merveilles de finesse et de photographie. Il y a la sensibilité de Jong-su, qui semble n’avoir jamais assez cru en lui-même pour imaginer l’amour, portant sur lui l’héritage d’un père violent. Il y a l’éphémère euphorie d’Hae-mi, qui respire chaque instant tout en cherchant un sens profond à sa vie, à leurs vies en réalité. Il y a le détachement de Ben, figé dans son propre univers qu’il peut modeler à souhait sur le monde, ses désirs étant parfaitement alignés sur ses moyens.

Jong-su : « Pour moi, le monde est un mystère »

                  Hae-mi : « Je suis allée voir la danse de la Grande Faim, celle du sens de la vie »

                                      Ben : « Tous les deux mois, je brûle une serre en plastique… c’est mon hobby ».

Adapté d’une courte nouvelle du japonais Murakami Haruki (Les Granges brûlées, 1983), le film prend sa liberté narrative et thématique. Les personnages brûlent tous d’un feu intérieur qu’ils partagent malgré eux, une souffrance face au vide de leur monde. Alors que Jong-su commence à reprendre espoir, la disparition soudaine et inexpliquée d’Hae-mi transforme le feu en rage. Le comportement de Ben pousse Jong-su à l’irréparable, et dans son cauchemar nous sommes si familiers, dans les terres connues du malaise existentiel où la rédemption devient une préoccupation mortelle. Jong-su veut retrouver Hae-mi, mais elle demeure insaisissable et fugace, à l’image de ce qu’elle représente.  Si les interactions entre les personnages produisent une telle richesse de sens et d’atmosphère ce n’est pas seulement grâce à une bande originale soignée, avec un magnifique moment « Ascenseur pour l’échafaud » de Miles Davis,  mais bien parce que les trois personnages forment un ensemble atypique mais cohérent où le suspense peut naître d’autant plus facilement.

Lorsque Ben confesse à Jong-su son étrange passion de pyromane, le film bascule dans une quête paranoïaque et introspective pour retrouver ce qu’on a laissé s’envoler, pour détruire ceux qu’on a laissé nous voler : mais cela est-il seulement possible ?

La réponse est une fin non définitive, parce qu’ une œuvre d’art ne peut pas répondre à des questions qu’elle ne pose pas. La fin de Burning en est une belle illustration, beaucoup de questions restent et en même temps émerge le sentiment d’avoir eu toutes les réponses devant les yeux pendant plus de deux heures.

Mosaïque de la génération sacrifiée, contraste entre urbanisme et monde rural, violence symbolique des nouveaux riches, destruction créatrice, hasard des rencontres et fardeau de destins, triangle amoureux, coups de fils anonymes, dîners mondains et maison-cage coréenne… Il y a un monde à voir dans ce film, le nôtre. Un regard d’auteur sur la société, qui utilise parfaitement les codes du cinéma pour servir son propos et transformer l’amalgame en œuvre.

[1]  Extrait d’interview du réalisateur tiré d’un article en ligne, disponible sur le lien suivant : https://www.parismatch.com/Culture/Cinema/Lee-Chang-dong-nous-raconte-Burning-son-chef-d-oeuvre-1570879

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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