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Je vais faire une confidence : je n’avais jamais vu de film d’Ozu. Et de plus, je connais peu le cinéma japonais.

Découvrir Voyage à Tokyo s’apparente à écouter pour la première fois une sonate aux accents doux et mineurs, une sonate sans ornement ou broderie, mais capable néanmoins de remuer un « je-ne-sais quoi » chez l’auditeur.

Ce qu’effleure le 43ème film d’Ozu, c’est la vie quotidienne, qu’absorbent activités et préoccupations et qu’imprègnent codes et coutumes ; c’est la vie qui passe et du temps qui s’étire doucement vers la mort ; c’est la vie tout court.

Le film dépeint Shukichi Hirayama et Tomi, un couple de retraités, venus de la petite ville d’Onomichi rendre visite à leurs enfants à Tokyo. S’il est, au départ bien accueilli, le couple s’avère bientôt une gêne pour leurs enfants. Seule leur belle fille Noriko, veuve de leur fils mort à la guerre, libère le temps nécessaire pour leur faire visiter la capitale. Les enfants proposent à leurs parents un séjour dans une station thermale d’Atami.

A travers cette histoire, Yasujirō Ozu expose l’affaiblissement des relations parents-enfants et pose la question de l’attachement filial. Contrairement aux enfants, liés avec leurs parents par le sang, c’est bien Noriko, une étrangère, qui incarne la piété filiale, à la fois par le sentiment de respect et de tendresse qu’elle affiche mais aussi par le consentement aux sacrifices à faire. Jamais les parents ne se plaignent explicitement de l’attitude de leurs enfants, mais bien que dissimulée derrière des formules de convenance et des remerciements polis, la déception se révèle lorsqu’un ami du père, avec lequel ce dernier passe une soirée bien arrosée libère ses paroles que la boisson ne retient pas : « le dilemme, c’est que soit l’enfant meurt et on est triste, soit l’enfant vit et ils deviennent lointains ».

Cette distance est d’abord géographique et sociale : Tokyo par rapport à Onomichi est la ville face à la campagne, les hauts immeubles et les fourneaux face aux maisonnées de pêcheurs ; en somme, l’industrie d’après-guerre et l’entrée dans la modernité face au passé. Néanmoins, bien que le film se déroule dans une époque charnière pour le Japon en termes de bouleversements économiques et humains, ces réalités sont peu mises en avant par Ozu. Avant tout, il s’agit d’un film intimiste, centré sur la famille, et la distance se fonde essentiellement sur les mœurs et l’abandon des coutumes traditionnelles. Les enfants placent leurs activités au centre de leurs préoccupations aux dépends d’une certaine prévenance pour leurs parents : ils représentent le « Japon qui s’affaire » par rapport au « Japon d’avant ».

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Il y a là un aspect très agréable, que j’ai en tout cas beaucoup apprécié dans ce film : même s’il ne semble pas y avoir de jugement apparent, on finit peu à peu par voir les évènements avec les yeux des parents, au point de devenir sensible à cette vie calme, s’écoulant doucement, qu’on voit passer et qu’on peut contempler sans agitation. Finalement, on est sensible à ce « Japon du passé ». Si les thèmes du film restent poignants, la douceur apparente de toutes les scènes de vie quotidienne contraste avec les films d’action qu’on peut voir le plus souvent au cinéma.

Le spectateur retiendra de très belles scènes, magnifiée par un jeu de lumière sur le noir et blanc et par des cadrages très précis. Juste un exemple : lorsque le couple se retrouve à la station thermale. Tournant le dos au spectateur, sur une petite balustrade, seuls, ils fixent la mer. Ils l’ont fait depuis plusieurs jours, et l’on a l’impression qu’en même temps que la mer, c’est aussi le temps qu’ils regardent. Cette scène pourrait presque faire écho à une des dernières du film, où le vieil homme regarde par la fenêtre et où on comprend que sa journée va s’écouler de cette manière. Finalement, Voyage à Tokyo est un film sur la vie.

L’autre aspect notable, et qui distingue fortement Voyage à Tokyo de mes films habituels réside dans la retenue du réalisateur face aux exhibitions fréquentes de sentiments. Ici, le pouvoir d’atteindre le spectateur repose sur des évocations de la mort, la perte d’un enfant au détour d’une des conversations usuelles. Ainsi en est-il de la scène entre la grand mère et son petit fils. Ils jouent tous les deux en haut d’une colline, et au détour d’une phrase, la grand mère évoque sa prochaine disparition : « je ne serai peut-être plus là pour te voir faire ça ». La scène est belle, les couleurs magnifique, et parce que la vieille femme mentionne sa mort de façon si naturelle devant la jeunesse, ce passage se colore d’émotion. Néanmoins, la mort elle-même ne sera jamais publiquement filmée. La pudeur est de mise. Et lorsque les personnages sont à certains moments, saisis par un émoi, celui-ci n’est pas visible au spectateur, mais simplement suggéré.

Voyage à Tokyo est un film intéressant. J’ai apprécié la retenue délibérée de la mise en scène, qui n’ôte pour autant pas l’émotion ressentie à la fin du film. Les propos et la convenant déguisent souvent la pensée réelle, les moments forts sont suggérés, mais on se sent au final touché et ému. Les thèmes sont forts – la mort, le temps qui passe, la perte du sens filial…- et il y a, malgré l’âge du film, un caractère universel permettant au spectateur de se sentir concerné par les thèmes évoqués. On n’ose d’ailleurs même pas envisager l’étendue des dégâts concernant l’affaiblissement des liens familiaux depuis 1958 ! Enfin et surtout, il y a dans certaines scènes une beauté et une douceur sur lequel on ne peut rester insensible, et où on devine aisément le travail sur le cadrage, la composition de la scène, la lumière ou même les gestes.

A noter : Voyage à Tokyo est un des films les plus connus d’Ozu. Sur la revue britannique Sight and Sound, il fait partie du 3ème plus grand film de tous les temps selon un panel de 846 critiques, programmateurs, académiques, et distributeurs (http://www.bfi.org.uk/news/50-greatest-films-all-time).

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 Voyage à Tokyo vient de paraître en DVD  et bluray aux editions Carlotta films www.carlottavod.com. Nos remerciements à Elise Borgobello.

 

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