Dans ce pays du Sud-Est asiatique qui compte le plus d’ONG au kilomètre carré, l’histoire de PSE est une vraie success-story. Créée par un couple de retraités français il y a plus de vingt-cinq ans, l’association est devenue une arme redoutable contre la pauvreté.

C’est une enclave de six hectares répartis de part et d’autre d’une rue de l’est de Phnom Penh. Au Cambodge, tout le monde appelle cette école PSE, et ces trois lettres n’ont rien d’un grossier acronyme. Bien au contraire, elles racontent les convictions d’un couple venu en aide à des chiffonniers de la capitale voici plus de vingt-cinq ans. Elles révèlent une philosophie et se murmurent presque comme une formule magique capable de lutter contre le mauvais sort de milliers de gamins des rues.

PSE… Pour un Sourire d’Enfant. Ainsi se résume l’ambition avec laquelle Christian et Marie-France des Pallières ont décidé de sauver les enfants de la plus grande décharge publique de Phnom Penh. C’était en 1995. Vingt-cinq ans après la chute du régime khmer. Les accords de Paris signés quatre années auparavant ont mis fin à des années de guerre civile. Ils offraient de nouvelles perspectives aux ONG qui s’étaient massées à la frontière thaïlandaise pour venir en aide aux populations affamées pendant l’occupation khmère, puis lors de la guerre contre le Viêt-Nam.

levé de drapeau. © Laurent Weyl / Collectif Argos 

Les des Pallières sont alors tout juste retraités. Ancien ingénieur chez IBM, Christian des Pallières est un nomade dans l’âme. Il croit devoir ce détachement à la vision apocalyptique de sa propre maison quand il n’a que 9 ans, après le débarquement de 1944. Avec Marie-France, qu’il a épousée dans les années 1960, il a mené une vie d’aventure en sillonnant le monde jusqu’en Chine en camping-car, avec leurs quatre enfants à bord, jusqu’à ce qu’un cinquième, adopté en Afghanistan, vienne agrandir la famille. Pendant un temps, Christian est président de la Guilde européenne du raid, une ONG facilitant le volontariat international. Et quand il se retrouve au Cambodge, libéré de toute obligation professionnelle, il s’engage auprès d’une autre ONG, le SIPAR (Soutien à l’Initiative Privée pour l’Aide à la Reconstruction). Un jour, au cours d’une promenade dans Phnom Penh avec Marie-France, il rencontre un garçon en guenilles et décide de le suivre. Il atterrit alors sur une immense poubelle à ciel ouvert.

Un repas par jour sur la décharge

Le spectacle est effroyable. S’enfonçant malgré eux parmi les détritus, évitant les rondes hostiles des camions bennes, des dizaines et des dizaines d’enfants fouillent les immondices avec des cannes de fortune. Dans cette ambiance fétide, les époux des Pallières parviennent à nouer un contact avec ces petites filles et ces petits garçons dont les plus jeunes marchent à peine. Les enfants ne réclament qu’un repas par jour. Qu’à cela ne tienne. Chaque jour, Christian et Marie-France viendront les servir sur la décharge. Puis les soigner aussi.

Si tous les chiffonniers meurent de faim, beaucoup connaissent aussi la misère dans toute sa violence. Leur peau en est marquée. Des souvenirs épouvantables les hantent. Moins faciles à aborder que certains de leurs camarades, ils reçoivent pourtant très vite la preuve que, pour une fois – peut-être la première fois de leur vie –, ces deux adultes ne veulent que leur bien. Christian des Pallières a la voix qui porte, un regard d’acier et la taille d’un ogre mais il n’a qu’un but, agir. « Quand vous avez vu cela, vous ne pouvez plus rentrer chez vous et continuer à vivre comme si de rien n’était », confie-t-il à l’époque à la presse française. Aujourd’hui, ses cendres reposent en partie dans le jardin de PSE. Les écoliers qui passent devant son stupa ne l’ont pas tous connu. Mais ils savent que leur établissement est né grâce aux tournées qu’il faisait en France avec son épouse pour trouver des donateurs. Parce qu’en plus des repas quotidiens, les chiffonniers ont très vite souhaité aller à l’école. Leurs bienfaiteurs, désormais surnommés Papi et Mamie, définissent à l’époque un plan d’action pour leur venir en aide.

Visite du quartier pauvre de Phum Sen Sok Ti 1 en banlieue de Phnom Penh. © Laurent Weyl / Collectif Argos 

Leur camping-car, le Nain-Bus, reprend du service dans toute la France. Le couple repart ainsi sur les routes pour collecter des fonds et créer PSE – Pour un Sourire d’Enfant. Une école pas comme les autres. Qui devient très vite un centre de formation exceptionnel dans le système khmer.

« De la misère à un métier »

Installée non loin de la décharge, pour ne pas décourager les familles, la structure offre dans un premier temps des cours de soutien ou de remise à niveau. Il n’est pas question de se substituer aux écoles locales mais au contraire, d’en garantir l’accès à tous les gamins. La centaine de chiffonniers rencontrés au milieu des ordures troquent leurs haillons contre un uniforme blanc et bleu faisant toute leur fierté. D’autres, par centaines encore, leur emboîtent le pas. Aujourd’hui, PSE a sauvé plus de douze mille enfants de la misère. Et c’est un monde à part, doté d’une infirmerie, d’une PMI [Protection maternelle et infantile], d’un internat, d’un restaurant, d’un salon de coiffure, d’une bibliothèque, d’un garage, d’un terrain de foot, d’un atelier de couture et d’une blanchisserie… autant de « laboratoires » pour se spécialiser avant d’affronter la vie active. Car, la scolarité des premiers gamins recueillis par les des Pallières s’avère vite insuffisante. Contre la misère, qui les guette encore et toujours, c’est leur vie d’adulte qu’il faut alors assurer.

Le restaurant de PSE, Le Lotus, sert en même temps de formation professionnelle qui se fait en deux ans. Les élèves sont les cuisiniers. © Laurent Weyl / Collectif Argos 

Pour leur offrir un métier, cinq écoles professionnelles sont donc créées dans l’hôtellerie et le tourisme, la gestion et la vente, la mécanique, le bâtiment, et même l’audiovisuel. Tous les diplômes dispensés par PSE sont reconnus par le ministère du Travail cambodgien. L’école de cinéma de PSE est la première à voir le jour dans le pays. Elle vient de fêter ses dix ans. Et ses étudiants ont déjà participé à la réalisation d’un documentaire devenu un grand succès : Les Pépites, de Xavier de Lauzanne.

Sorti en 2016, quelques semaines avant la mort de Christian des Pallières, le film raconte l’aventure de PSE, sa naissance, et surtout la croissance spectaculaire que l’association a connue grâce à Papi et Mamie. À la réalité soutenue par des images d’archives répond une forme de poésie racontant l’histoire du couple des Pallières. « Ce que j’ai aimé chez Marie-France, c’est qu’avec elle on pouvait rêver », avoue son époux dès les premières scènes du documentaire. Puis la parole est donnée aux écoliers, aux « vétérans » de la décharge.

Les larmes de Mamie

Contre toute attente, se promener dans ce royaume d’enfants donne parfois l’impression de plonger dans un manga de Miyazaki. D’un bout à l’autre de l’école, de façon presque surréaliste, ces visages juvéniles affichent un sérieux surprenant. Là, un adolescent retape l’un des bus aux couleurs de l’école sous le regard attentif de son professeur. Plus loin, des jeunes filles en costume d’apsaras répètent une danse khmère. Ailleurs encore, une demoiselle exécute une manucure parfaite sur sa camarade avant de jouer à son tour les cobayes. Tous embarqués dans leurs apprentissages, élèves et étudiants dégagent une force tranquille, une confiance qui détonne avec leur âge.

Dans la cour de l’école, les plus jeunes se laissent aller à une liesse absolue dès qu’ils croisent le chemin de Marie-France des Pallières qui, à 80 ans, vit encore dans l’enceinte de PSE. La voix pleine de rires, ils interpellent « Mamie » comme on acclame un super héros. Certains cherchent encore à se blottir contre elle.

Marie-France des Pallières (la fondatrice avec son mari Christian aujourd’hui décédé) avec quelques élèves devant sa maison qui est située au cœur de PSE.© Laurent Weyl / Collectif Argos 

Quand on lui demande de faire le récit de toutes ces années qui lui ont valu de devenir citoyenne cambodgienne, le sourire de Mamie s’estompe. « Pardon, mais je pleure tout le temps », prévient-elle d’une voix étranglée. Et comme si chacune de ses larmes portait le nom des enfants qu’elle et son époux ont sauvés, elle les laisse perler le long de sa joue et plonge dans ses souvenirs : « La priorité pour Christian a toujours été de demander aux enfants ce qu’ils souhaitaient. » Papi et Mamie ne dérogent jamais à ce principe. Si bien qu’un jour, lorsque l’une de leurs protégés leur demande de devenir leur fille, ils acceptent. Leakhéna des Pallières, leur sixième enfant, est aujourd’hui directrice générale de PSE. « Sur la décharge, elle suivait Christian partout, se souvient Mamie, la gorge serrée. Elle l’aidait à soigner les autres. Puis elle a appris à parler le français seule. »

Un cercle vertueux

Comme beaucoup de gamins de l’école, Leakhéna a suivi un parcours exceptionnel au sein de PSE. « La mission est ancrée en moi », raconte la jeune femme aux grands yeux de jais. À 36 ans, elle remonte le fil de son histoire avec calme. « Je suis l’une des plus anciennes ici. Mais si j’étais restée à la rue, je serais devenue un gangster, c’est sûr. » Abandonnée par sa mère à l’âge de 7 ans, Leakhéna ne se fait aucune illusion sur les adultes quand elle atterrit à PSE. C’est à peine si le fait de se retrouver seule face aux chars, lors du coup d’État de 1997, l’impressionne. Elle explose d’un rire rauque à l’évocation de ce souvenir qui en glacerait plus d’un. Puis son regard se moire dès qu’elle parle de Christian. « Papa, il était tout pour moi : mon prof, mon psy, mon père. »

Leakhéna, ancienne bénéficiaire de PSE et la fille adoptive de Christian et Marie-France des Pallières (les fondateurs de l’ONG) est en train de manger à la cantine avec des élèves de PSE. C’est elle qui prend en 2022 la direction de l’ONG.© Laurent Weyl / Collectif Argos 

Parmi les anciens compagnons d’infortune de Leakhéna, beaucoup poursuivent à leur manière le travail des époux Des Pallières. PSE, qui n’a pas la taille d’une ONG internationale peut tout de même se targuer d’avoir formé une armada de jeunes aujourd’hui disséminés dans Phnom Penh et toujours prêts à transmettre le message de Mamie et Papi. Sokunthea a tenté un temps de devenir maraîchère. Puis elle est revenue travailler au sein de l’association en tant qu’assistante sociale. Avec ses collègues, elle maraude dans les bidonvilles, où PSE a déjà installé des crèches, et propose aux familles de scolariser les plus grands. « On donne aux parents 3,5 kilos de riz par semaine et par enfant. En contrepartie, les familles laissent leur fils ou leur fille étudier et ne les envoient plus travailler. » Par semaine, ce troc contre l’accès à l’instruction représente 7 tonnes de riz distribuées.

Les anciens de PSE font aussi en sorte que ceux qui en sortent diplômés trouvent un travail. C’est le cas de Van Thai. Employé par un important concessionnaire de la capitale, il n’oubliera jamais la chance qu’il a eue. « Papi a payé les dettes de mes parents pour que je sois scolarisé. Il m’a toujours dit que s’il avait pu m’aider, j’allais pouvoir aider à mon tour. » A 25 ans, Van Thai a non seulement mis ses parents à l’abri du besoin en leur achetant un appartement, mais recrute aussi ses collaborateurs parmi les anciens étudiants de PSE. Plus loin, chez Khéma, l’un des restaurants les plus en vogue de Phnom Penh, plusieurs employés sont également passés par les bancs de l’association. En costume impeccable et le sourire aux lèvres, le manager, Sopeak, résume son histoire avec humour : « Sans poubelles, je n’aurais jamais atterri ici ! »

Une assistante sociale, visite une famille pauvre suivie par PSE dans le quartier de Phum Sen Sok Ti 1 en banlieue de Phnom Penh.© Laurent Weyl / Collectif Argos 

Le cercle vertueux s’étend même hors du pays. L’an dernier, Sébastien, 43 ans, décide de tourner la page de dix-sept années passées à des postes de direction en entreprises, abandonne la France et la start-up qu’il a créée pour débarquer avec femme et enfants au Cambodge. « Mon épouse était donatrice de l’association depuis longtemps et cela faisait un moment que j’imaginais rejoindre la structure », confie celui qui en dirige désormais l’école de commerce.

Jusqu’en avril, Marie-France des Pallières fera sa traditionnelle tournée de l’Hexagone pour sensibiliser de nouvelles personnes à la cause des chiffonniers. La décharge sur laquelle Christian et elle ont commencé leur action il y a vingt-sept ans a été démantelée. Il en existe d’autres, encore visitées par des gamins en périphérie de Phnom Penh. Dans un dessin animé de Miyazaki, un ectoplasme interminable, sombre et fumeux pourrait servir à figurer la misère. Il serait prolongé de tentacules frétillants, s’insinuant dans les rues à la recherche d’enfants innocents… Dans un dessin animé de Miyazaki, Mamie aurait la même chevelure soyeuse et blanche. Le monstre reculerait lentement face à elle comme il éviterait soigneusement chacun des enfants de PSE, sentinelle d’un monde meilleur ayant pour seul bouclier un sourire et des rêves.

Pour soutenir PSE : www.pse.ong

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