covid-19 Vietnam
Sapa, février 2020. Image par Thomas Gerlach de Pixabay

Les crises provoquées par l’épidémie du Covid-19 portent à croire qu’il s’agit d’un problème de conjoncture. L’urgence incarne souvent le mot d’ordre des plans d’aides financières et des mesures de confinement. Pourtant, face à l’effondrement des systèmes économiques et sociaux, des failles structurelles se révèlent et méritent d’être abordées.

L’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est sont frappées de plein fouet par l’épidémie du Covid-19. Au-delà de la crise sanitaire, un désastre économique et social s’abat sur des centaines de millions de personnes en Inde, aux Philippines, au Vietnam, en Indonésie, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Dans certains États, des mesures politiques parfois extrêmement radicales sont déployées contre l’épidémie, au détriment du respect des droits et libertés fondamentaux.

Face à l’inquiétude d’une expansion des autoritarismes, certaines organisations à but non lucratif, associations et organisations non-gouvernementales de ces régions se mobilisent. On retrouve par ailleurs des correspondances de ces organisations avec celles de la Corée du Sud, de Taïwan et de Hong Kong.

En s’inspirant des observations formulées par ces organisations locales, il est possible de dresser un panorama des problèmes politiques, économiques et sociaux provoqués par l’épidémie du Covid-19, dans les pays de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est.

Effondrement des systèmes économiques locaux et conséquences sociales néfastes

Outre un système économique principalement basé sur le tourisme et l’exportation des produits manufacturés, les pays de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est connaissent des fragilités en termes de services publics et de redistribution des ressources.

Lors d’une conférence organisée par le groupe Asia Monitor Resource Centre (AMRC)[1], Dae-Oup Chang – professeur au département des Global Korean Studies de l’Université Sogang – a établi un lien de cause à effet entre l’accroissement des dettes contractées par les États et la destruction progressive des services publics. Selon lui, l’une des causes principales des problèmes économiques actuels remonterait aux crises économiques asiatiques des années 1990.

De manière schématique, les États endettés ne pouvaient plus assurer le bon fonctionnement des services publics tels que les hôpitaux. Le choix politique de mettre en place des politiques budgétaires restrictives obligeait alors ces services, qui étaient auparavant financés par des subventions, à s’endetter graduellement auprès des institutions privées. Ce phénomène s’observe également France, où le système de santé publique connaît depuis plusieurs années des réductions budgétaires importantes. En conséquence, la plupart des hôpitaux publics s’écroulent sous le poids des dettes. L’abandon progressif des services publics par les États produit des résultats déplorables et des situations de crises telles que l’on connaît aujourd’hui.

En somme, Dae-Oup Chang établit une vision critique des effets négatifs du néocapitalisme-libéral. Dans un système d’économie mondiale où le degré d’interdépendance est élevé, ces effets négatifs sont d’autant plus néfastes que l’autonomie des États est restreinte.

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En prévision de la pandémie du COVID-19, des clients d’un supermarché vietnamien constituent des réserves. source wikipedia

Par exemple, durant l’épidémie du Covid-19, les systèmes de sous-traitance à l’échelle mondiale sont ébranlés. La fermeture des frontières et l’arrêt partiel des activités commerciales ont des conséquences catastrophiques dans les régions considérées comme les « usines du monde ». Un rapport de Human Rights Watch datant du 1er avril dénonce en particulier l’attitude des firmes multinationales au Bangladesh et au Cambodge[2].

En effet, au Bangladesh et au Cambodge, l’industrie du textile représente une part importante du secteur industriel. Lorsque l’épidémie du Covid-19 s’est propagée dans ces régions, la majorité de firmes multinationales ont annulé leurs commandes auprès des entreprises locales de sous-traitance. Ces décisions ont alors entraîné des licenciements massifs de millions de personnes. Pourtant, aucune indemnisation salariale n’a été proposée. Les firmes multinationales nient leur responsabilité.

Depuis le mois de février, le gouvernement cambodgien tente d’esquisser des plans d’aide aux populations licenciées. Les entreprises locales sont appelées à participer financièrement. Au 7 avril, un plan d’aide fixé à 70$ par mois a été proposé. Le gouvernement cambodgien verserait 30$, en complément des 40$ versés par les entreprises locales. À titre de comparaison, le salaire moyen au Cambodge est d’environ 190$ par mois. Malgré la proposition, les conditions d’application de ce plan d’aide n’ont pas été annoncées. Les sanctions contre les entreprises en cas de non-participation ne sont pas déterminées. Les modalités de distribution de ces aides ne sont pas non plus précisées. Et il est peu probable qu’un transfert d’argent sur les comptes bancaires individuels puisse être réalisé, car au Cambodge comme dans la plupart des pays de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est, les transactions s’effectuent encore majoritairement en pièces et en billets.

Par ailleurs, les régions de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est sont fortement alimentées par les activités économiques informelles. Les flux migratoires intra-nationaux et inter-régionaux s’agrègent notamment autour de ces activités. Elles sont pourtant extrêmement difficiles à identifier et à catégoriser. Pour donner un ordre idée, on peut citer les marchand.e.s de rue, les conducteurs et les conductrices de pousse-pousse, les travailleur.se.s domestiques, ou encore les travailleur.se.s du sexe, etc.

Les travailleur.se.s du secteur informel et les travailleur.se.s migrant.e.s sont parmi les populations les plus vulnérables face à l’épidémie du Covid-19. En effet, ils et elles ne bénéficient d’aucun droit ni d’aucune protection. D’autre part, les mesures de distanciation sociale affectent fortement les travailleur.se.s migrant.e.s. Beaucoup ne peuvent pas rentrer chez eux et restent bloqué.e.s dans les zones périurbaines.

En temps normal, ces populations sont déjà dans une situation difficile. En temps de crise, leur situation s’aggrave et mérite d’être doublement signalée.

Vietnam, Février 2020. Image par Thomas Gerlach de Pixabay

Politiques répressives et autoritaires au nom de la lutte contre l’épidémie du Covid-19

La crainte face à l’épidémie du Covid-19 produit également des réactions politiques extrêmes et des mesures qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux.

Aux Philippines, la mise en place du confinement a provoqué la fermeture de la plupart des entreprises et l’arrêt presque total des activités sociales. Sur l’ensemble de l’archipel, près de 110 millions de personnes sont ainsi confinées à domicile. Parmi elles, un nombre important de personnes sont dans des situations d’extrême pauvreté.

Le 1er avril, un incident a eu lieu à Querzon City en réaction aux politiques de confinement. Ce jour-là, les habitant.e.s du quartier San Roque ont manifesté leur mécontentement à cause d’une absence inattendue de distribution alimentaire. D’après un rapport d’Amnesty International, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser le rassemblement[3]. Au final, 21 personnes ont été arrêtées.

Dans la soirée du 1er avril, des mesures extrêmement violentes contre le non-respect du confinement ont été annoncées à la télévision par le président Rodrigo Duterte : « Mes ordres sont adressés à la police et à l’armée, ainsi qu’aux chefs de barangays[4]: en cas de troubles ou si une situation se présente, où des personnes se battent et que nos vies sont en jeu, tuez-les. Vous comprenez ? Tuez-les. Au lieu de causer des ennuis, je vous enverrai dans la tombe ».

Selon les dernières informations de la Police Nationale des Philippines, plus de 17.000 personnes ont été arrêtées sur ces ordres. Le directeur d’Amnesty International – Butch Olano – a vivement dénoncé les violences et les arrestations massives, qu’il juge principalement dirigées vers les populations les plus pauvres. Ces politiques répressives et meurtrières ne sont pourtant pas exceptionnelles aux Philippines. Depuis la présidence de Rodrigo Duterte, des meurtres extrajudiciaires sont perpétrés quotidiennement contre les narcotrafiquant.e.s, dans le cadre des politiques dites de « tolérance zéro ».

En d’autres termes, certaines politiques mises en place durant l’épidémie du Covid-19 portent de graves atteintes aux droits et libertés fondamentaux.

Parmi les atteintes aux droits et libertés fondamentaux, on retrouve également les dérives et les abus dans l’utilisation des moyens de surveillance. Normalement, les outils numériques sont mobilisés pour prévenir et connaître l’évolution de l’épidémie du Covid-19. Par exemple, des applications ont été créées pour informer et indiquer les consignes à suivre aux populations. Cependant, l’utilisation de ces outils numériques ne doit pas enfreindre les lois qui protègent les libertés individuelles et le respect de la vie privée.

Au Vietnam, lors d’une conférence de presse, les autorités publiques ont révélé l’identité de la patiente numéro 17. Cette erreur stratégique a créé un phénomène de lynchage sur les réseaux sociaux. Dès la diffusion de l’information, on assistait à des insultes, des appels au meurtre et des divulgations de données personnelles de la victime (photos, adresse et numéro de téléphone). Le gouvernement vietnamien a dû prendre des mesures urgentes pour pallier cette erreur. Désormais, les patients et les patientes atteint.e.s par le Covid-19 restent anonymes.

D’autres dérives dans l’utilisation des outils numériques prennent des tournures plus inquiétantes. C’est notamment le cas en Chine, où les abus dans ce domaine sont déjà nombreux. Parmi ces abus, on peut citer les technologies de reconnaissance faciale et les systèmes de scanners thermiques.

Habituellement, les métadonnées sont collectées par les entreprises privées à des fins commerciales. Or, au moment de l’épidémie du Covid-19, des accords ont été passés entre les autorités chinoises et les entreprises privées telles qu’Alibaba. Désormais, le gouvernement chinois peut accéder aux données privées et personnelles stockées par ces entreprises.

Ces dérives peuvent porter un coup critique aux libertés individuelles et au respect de la vie privée. Tant qu’il n’y a pas de régulation dans l’utilisation des outils numériques de contrôle et de surveillance, il n’y a pas de transparence possible sur les fins politiques de cette utilisation.

En somme, derrière les questions de surveillance et de prévention contre l’épidémie du Covid-19, on retrouve les enjeux relatifs à l’expansion des autoritarismes en Asie.

Réactions et restructurations des organisations locales

Les crises provoquées par l’épidémie du Covid-19 redéfinissent profondément le rôle des organisations locales face aux autorités publiques, notamment dans les pays où la liberté d’association n’est pas promue et garantie.

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Une salle réservée aux patients atteints par le COVID-19 à l’hôpital général des Philippines. source : Agence d’Information des Philippines

Lorsque les services publics sont défaillants, les associations et les organisations non-gouvernementales assurent principalement les missions de type humanitaire. Par exemple, dans le Sud du Vietnam, les distributions de nourriture, de masques ou de produits de première nécessité représentent plus de la moitié des aides assurées par les associations locales. On ne peut pas nier l’importance et la nécessité de ces distributions en temps de crise. Au contraire, elles sont essentielles auprès des populations les plus vulnérables. Pour autant, ce type de missions ne permet pas d’adopter une position critique vis-à-vis des politiques publiques et d’engager des débats sur les problèmes structurels d’une société.

Néanmoins, l’épidémie du Covid-19 semble apporter des modifications au sein des réseaux d’associations et d’organisations locales, en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est.

Tout d’abord, certaines organisations prennent conscience de leur dépendance vis-à-vis des financements étrangers, car la plupart des fonds internationaux sont désormais indisponibles. Lorsque ces dotations étrangères constituent une source principale de revenus, ces organisations se retrouvent alors privées de moyens pour maintenir leurs activités durant l’épidémie.

Nous avons l’exemple de Nguyễn Ngọc Phúc – directeur du Capacity Building Support and Center for Women and Children (CSWC) – qui fait part des problèmes de son organisation en ces termes : « Nos bénéficiaires sont des enfants et des adolescent.e.s en grande difficulté, ainsi que des migrant.e.s et des femmes en situation de pauvreté. (…) Nous ne pouvons pas nous appuyer uniquement sur les sources étrangères de financement . Cette dépendance nous restreint et nous empêche de réagir rapidement en temps de crise ».

En réalité, ce problème de dépendance révèle des problèmes de soutien au niveau national. Pour illustrer ce propos, nous pouvons citer le cas du Vietnam. En effet, bien que la Constitution vietnamienne annonce le principe fondamental de liberté d’association, il n’existe pour l’instant aucune législation qui détermine clairement l’application de ce principe. Autrement dit, depuis son inscription dans la Constitution, la liberté d’association demeure un vide juridique dans le droit vietnamien. Par conséquent, les actions menées par les groupes ou organisations locaux sont considérées au mieux comme caduques, au pire comme illégales.

Pourtant, durant l’épidémie du Covid-19, certaines organisations vietnamiennes se sont réunies pour consolider leurs ressources et déterminer ensemble des stratégies communes.

Au début du mois d’avril, les organisations à but non-lucratif (OBNL) vietnamiennes ont créé une conférence en ligne pour présenter leurs réactions face à l’épidémie du Covid-19. Cette conférence servait également à inaugurer le réseau des OBNL du Sud du Vietnam. Durant sa présentation, Trần Triệu Ngoã Huyến – directeur du Centre de Recherche et de Soutien à la Santé Publique au Vietnam – a évoqué la nécessité pour les OBNL vietnamiennes de construire une communauté durable et efficace pour la promotion du développement social.

En d’autres termes, Trần Triệu Ngoã Huyến annonce la création d’une communauté qui assumerait la fonction de conseil et de critique, vis-à-vis des politiques sociales et des mesures apparentées aux domaines de compétence des OBNL. Cette affirmation inaugurale marque ainsi une étape importante dans la redéfinition du rôle des organisations locales au Vietnam.

(La conférence sur les OBNL vietnamiennes est disponible sur Youtube et sous-titrée en français)

En somme, les crises provoquées par l’épidémie du Covid-19 forcent les gouvernements et les organisations locales à réagir dans l’urgence. Dans les régions de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est, les populations sont confrontées aux problèmes qui semblent être à la fois conjoncturels et structurels.

Les gouvernements sont parfois dans l’incapacité d’apporter des réponses adéquates aux crises économiques et sociales qui surgissent. Au nom de la lutte contre le virus, certains États adoptent des mesures répressives et commettent des abus qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux.

Néanmoins, les associations et les organisations locales continuent d’apporter des aides nécessaires aux populations les plus vulnérables. Les actions menées par ces organisations durant l’épidémie du Covid-19 semblent redéfinir leur rôle, à la fois au niveau national et inter-régional.


[1] Conférence organisée le jeudi 09/04, intitulée « Covid-19 : Authoritarian government and grassroots response in Asia ».

[2] https://www.hrw.org/news/2020/04/01/brands-abandon-asia-workers-pandemic

[3] Rapport d’Amnesty International : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/04/philippines-president-duterte-shoot-to-kill-order-pandemic/

[4] Division administrative des villes, des districts et des villages aux Philippines.

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Cao Vy est doctorante au CNRS et à l’Institut de Recherches Asiatiques (IrAsia)

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