Dans le premier long métrage du réalisateur Stéphane Ly-Cuong, Yvonne Nguyen est une jeune actrice d’origine vietnamienne nourrissant le rêve de réussir dans l’univers de la comédie musicale. Un rêve qui entre en conflit avec les attentes de sa mère qui souhaite la voir emprunter une voie plus conventionnelle et sérieuse. Mai Lam Nguyen-Conan a vu ce film en avant-première. Si elle veille à ne rien révéler du contenu avant la sortie officielle en salles, tout en le recommandant chaudement, elle questionne dans cet article ses préjugés et attendus autour des œuvres « représentant » la communauté vietnamienne, à partir des échanges que la projection a suscités.

A qui parle-t-on ?

C’est dans une salle comble que s’est déroulée le 15 janvier 2025, la projection en avant-première du film de Stéphane Ly-Cuong Dans la Cuisine des Nguyen, au Musée de l’Histoire de l’Immigration. À en croire les habitués du Musée, c’est un taux de fréquentation exceptionnel pour cet événement organisé dans le cadre de ses rendez-vous du mercredi. Après une installation quelque peu brouillonne, du fait du très grand nombre de spectateurs, un rapide coup d’œil dans la salle m’a permis de constater qu’elle réunissait un public diversifié : spectateurs d’origine vietnamienne ou asiatique, de nombreuses connaissances et amis du réalisateur, des membres de l’équipe du film et des habitués du Musée. En somme, un mélange d’Asiatiques et de non-Asiatiques qui m’a un peu rassurée sur le fait que nous n’allions pas assister à un événement purement “communautaire”.

En visionnant la bande-annonce avant la projection, je dois avouer que, malgré un titre un peu fade, j’étais à la fois intriguée et impatiente de découvrir le résultat final. Une comédie musicale mettant en scène des personnages issus de la diaspora vietnamienne, par un réalisateur d’origine vietnamienne, et qui plus est, pour son tout premier long métrage ? Voilà un menu des plus intrigants !

Le concept étonne, et de prime abord, cela me paraissait être en tous points un oxymore (peut-on être Vietnamiens ET drôles ?), je songeais alors au “courage” de la production[1], et j’étais prête à louer leur prise de risque. J’avais en cela bien internalisé les visions stéréotypées associées aux récits sur l’immigration vietnamienne tels qu’ils sont acceptés (et publiés) en occident : des histoires graves, des drames familiaux sur fond d’exil racontés sur un ton émouvant, certes, mais sérieux avant tout. Cette croyance s’était renforcée au travers de discussions avec des artistes, éditeurs ou producteurs sur les limites souvent imposées par le cinéma français ou le monde de l’édition en matière de récits portés par les diasporas, et la diaspora vietnamienne en particulier. Ma connaissance du corpus narratif, qu’il s’agisse de fictions ou de témoignages, émanant ou traitant de la communauté vietnamienne, repose sur la lecture d’histoires où dominent le tragique – marqué par les guerres et l’exil – et le dramatique- incarné par la quête identitaire, les conflits familiaux ou intergénérationnels. Ces récits étaient souvent amplifiés par le silence et l’absence de communication, défauts caractéristiques et souvent évoqués sur la culture vietnamienne.

Ces multitudes de petites histoires, racontées par des auteurs dispersés sur les tous les continents, sont publiés et autorisés à l’être selon les codes des métarécits[2] en vigueur, plutôt prompts à favoriser les histoires tristes, renforçant en cela les stéréotypes positifs et protecteurs à l’égard de la communauté vietnamienne, magnifiée et prisée pour son courage, sa réussite et sa discrétion.

La comédie que propose Stéphane Ly-Cuong s’impose comme un pied de nez plutôt réussi aux conventions attendues. Dans le film, cette rupture se cristallise autour du dilemme sur les nems : servir aux Français ce qu’ils connaissent et apprécient, ou se risquer à  les initier au bun rieu ou au banh chung. Refusant de suivre les sentiers battus, le réalisateur opte pour une voie personnelle.

Puiser en soi pour toucher à l’universel

Que raconter de nous,  et surtout, comment raconter nos histoires de manière à les rendre accessibles au plus grand nombre ? Comment concilier l’ancrage dans l’intime et l’ouverture à l’universel, tout en mettant en lumière les singularités et les spécificités de notre culture, sans tomber dans le folklore et les clichés, ni en édulcorer la saveur ? Comment réussir à être pleinement artiste ou auteur, sans se laisser enfermer dans le rôle de narrateur ou porte-parole des récits communautaires, un activisme souvent revendiqué par les militants anti-racistes de la diaspora ? Dans la salle ce soir-là, une sociologue avait même exprimé son regret que la conclusion ne soit pas suffisamment engagée sur le plan du discours identitaire !

Chaque public exprime ses revendications et attentes spécifiques. Sur un ton différent, un spectateur suggère à Stéphane Ly-Cuong que son film aurait été « plus français » (sic) s’il avait inclus un happy end sous la forme d’une histoire d’amour. Avec assurance et détermination, Stéphane Ly-Cuong lui offre une réponse claire et affirmée. L’universalité d’une œuvre, le fait qu’elle résonne pour le plus grand nombre ne revient pas à créer pour cocher des cases, ou à faire plaisir à tous. Dans la Cuisine des Nguyen raconte une histoire qui vaut la peine d’être racontée, précisément parce qu’elle a été racontée maintes fois, à d’autres époques, par d’autres manières, dans d’autres langues. Mais lui nous la raconte comme si nous l’entendions pour la première fois.

Pourquoi le film de Stéphane Ly-Cuong est-il si drôle et émouvant ? Quand il nous parle de nos travers, de scènes et de paroles qui résonnent si juste en nous, de ces moments de joie, de partage, de conflits, d’incompréhension qui sont notre quotidien, et que l’on gardait pour nous car leur couleur et leur ton n’étaient en rien semblable à la vie en dehors, chez les Français.

Créer un récit préféré

Il puise dans ses propres souvenirs, et ceux d’autres acteurs asiatiques[3] comme lui, pour raconter l’histoire d’Yvonne et ses galères de comédienne. Si ses dialogues sonnent si justes, et les conversations paraissent si fluides, c’est parce qu’elles s’inspirent des paroles de mères et de tantes vietnamiennes entendues mille fois. Les scènes de cuisine, quant à elles, évoquent des moments profondément ancrés dans nos mémoires et dans nos corps. Comme l’a souligné une spectatrice vietnamienne dans la salle, “mon père nous racontait la même histoire chaque année”…

Stéphane Ly-Cuong accomplit l’exploit de donner vie à la figure de la mère vietnamienne, un archétype unique en son genre : à la fois féroce, malicieuse, tendre et hilarante. Anh Tran Nghia incarne ce rôle avec brio, malgré le fait qu’il ne s’agisse que de sa deuxième expérience en tant que comédienne[4].

La mère vietnamienne possède un immense potentiel en tant que personnage de fiction, outre l’ambition et les rêves de grandeur pour ses enfants, elle se distingue dans l’art de maîtriser à la perfection la soumission de ses enfants à la torture de la comparaison sociale. Dans le film, Yvonne se retrouve inévitablement confrontée à des comparaisons incessantes avec les succès éclatants de son cousin Georges, sa nemesis accomplie. Ce dernier, accepté, “malgré” son homosexualité, contraste avec Yvonne, dont les galères professionnelles, le célibat et l’absence d’enfants, sont une ode constante à la déception.

En puisant dans son vécu et ses expériences sans chercher à exagérer ou en édulcorer les aspects folkloriques, Stéphane Ly-Cuong parvient à toucher à l’universel. L’authenticité et la justesse de son film résident également dans un autre aspect, que peut-être seuls les vietnamophones saisiront pleinement : Il explique avoir insisté, notamment pour la traduction d’une chanson interprétée par Linh-Dan Pham dans le film, que cela soit traduit de telle façon à ce qu’il la comprenne, lui. Le résultat final peut sembler légèrement dissonant à des oreilles plus averties, mais c’est précisément cette singularité qui fait la force des partis-pris du réalisateur : c’est sa langue, notre langue, une langue métissée et vernaculaire, propre aux Vietnamiens de France d’une certaine génération.

Contrairement à ce qu’avait mentionné un des spectateurs, ce film est pour moi un film d’amour français : il réussit la formule alchimique délicate de parler de vous, quand il parle de nous. Dans la Cuisine des Nguyen me rappelle certaines des comédies les plus populaires, comme La Vérité si je Mens ou Bienvenue chez les Ch’tis, ou bien encore Crazy Rich Asians. Avec les nombreux Prix spéciaux du Public remportés dans divers festivals, le film semble promis à un bel avenir. On ne peut qu’espérer qu’il suscite un véritable engouement auprès du grand public, succès qui me paraîtrait amplement mérité.

Dans la cuisine des Nguyen de Stéphane Ly-Cuong sort en salles le 5 mars 2025.


[1] Respiro Productions, Amélie Quéret

[2] Métarécits : concept utilisé en France par Jean François Lyautard, en parallèle des Master Narratives définies par David Epston. Ils représentent des discours de légitimation des règles du jeu et des institutions qui régissent le lien social : sur les récits de la diaspora vietnamienne, ces métarécits permettent aux représentants des institutions de justifier leur sélection des œuvres dites publiables, entendables par le plus grand nombre. 

[3] Le film est dédié à l’acteur François-Xavier Phan, disparu à l’âge de 38 ans, et qui avait notamment incarné le Duc de Buckingham dans la pièce Richard III, mise en scène par Thomas Joly.

[4]  Après une carrière dans la restauration, Anh Tran Nghia s’est lancée dans le métier d’actrice à un âge où beaucoup prennent leur retraite. Elle s’est brillamment illustrée dans le rôle de Marie-Antoinette dans la pièce Saigon de Caroline Guiela Nguyen.

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Mai Lam Nguyen-Conan a habité à Phnom-Penh de 2006 à 2009 et vit actuellement à Hanoï.

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