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Crédit Photos : © Xstream Pictures – MK Productions – Arte France Cinéma

Qiao (Zhao Tao) est amoureuse de Bin (Liao Fan), un gangster de Datong qui tient la pègre en ordre en respectant un code de droiture morale. Elle intègre la bande de Datong et parvient à s’y faire respecter, prête à tout pour protéger Bin et partager son code, sinon son mode de vie.

Un séjour de cinq ans en prison va les séparer, et à sa libération Qiao réalise que Bin a disparu sans un mot… Seule mais forte de son expérience criminelle, Qiao part à sa recherche sans savoir si elle aura de nouveau le courage de l’aimer.

Avant de s’engager dans cette fresque sentimentale épique il faut, comme souvent, revenir aux fondamentaux. Jiānghú érnǚ  ou littéralement « Les fils et filles du Jianghu » est le titre original du film qui contient l’ingrédient secret de son petit miracle. Le « Jianghu » signifie le monde des marginaux, simples vagabonds comme criminels cyniques, la frange sociale qui vit, volontairement ou non, hors de l’État et de ses lois. La survie des marginaux est souvent histoire de violences, et c’est le point d’entrée de Jia Zhangke pour nous montrer comment coïncident les changements du monde et les aléas de nos vies.

Repensez aux films Les Bas-fonds de Kurosawa Akira (1957), Love Will Tear Us Apart de Yu Lik-wai (1999) ou encore au moins connu The Triad Zone de Dante Lam (2000), qui racontent les méandres de l’amour fusionnel face aux règles d’un monde bouleversé.

Quelle chute provoque celle de l’autre ? Sommes-nous capables de réellement contrôler nos vies ? Raconter l’amour dans le Jianghu c’est choisir d’exprimer le tranchant de l’univers en mutation, de raconter la violence du monde envers ceux qui rêvent de concilier liberté et dignité. Ceux qui veulent vivre dans un monde où ils doivent survivre.

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Crédit Photos : © Xstream Pictures – MK Productions – Arte France Cinéma

Jia Zhangke dépeint des vies vertigineuses, c’est sûrement de cette intention que vient le soin apporté aux décors, véritables toiles des sentiments humains. Cinéaste de la transfiguration, documentariste des transformations socio-économiques, il est un de ces alchimistes qui travaillent à échelle macroscopique. Son art, de par son envergure, est peut-être plus visible dans ce film que dans les précédents : danser sous les néons du disco dans un coin du Shanxi, trinquer à la loyauté et à l’honneur avec des mafieux, devenir un numéro de série en prison, faire de la danse de salon à un enterrement traditionnel, voir des rivages fantômes vidés par le Barrage des Trois-Gorges, poursuivre des OVNIS en Mongolie-Intérieure, arnaquer des maris infidèles dans les restaurants et autres vagabondages du monde contemporain.

L’intelligence du récit de Jia Zhangke est de nous proposer une épopée, qui s’étend sur plus de quinze ans, du Shanxi à la frontière mongole en passant par le xian de Fengjie. Si sur ce point le film s’inscrit bien dans la continuité du cinéma épique et réfléchissant de Jia Zhangke, notamment Still Life (2006) et A Touch of Sin (2013), il est pourtant un spectacle unique quand il s’agit de montrer la fragilité du cœur raisonner avec la brutalité du monde.

Jia Zhangke raconte :

« En grandissant, j’ai vu dans mon quartier des gangsters, qui étaient d’ailleurs plutôt sympas à fréquenter. L’un d’eux était très bel homme, je l’admirais beaucoup. Quand je suis revenu plus tard, j’ai revu cet homme d’âge moyen qui était accroupi en train de manger un bol de nouilles. C’était le même gangster, que j’admirais tant dans ma jeunesse, qui était devenu cet homme vieilli et faible. Voilà les changements qui m’intéressent. Comment arrivent-ils ? Qu’est ce qui lui est arrivé depuis la dernière fois que je l’ai vu ? »[1]

Ce voyage que nous faisons en accompagnant Qiao n’est pas qu’un simple prétexte, c’est l’effort manifeste de mettre en scène des personnages dont les vies se retrouvent condensées, comme les réceptacles des grands changements d’une société avec laquelle ils sont pourtant en décalage immédiat. Le monde tourne et tournera sans nous, au delà de nos valeurs de solidarité et de charité ou nos moments de cupidité et d’égoïsme.

Fresque globale dans laquelle, pourtant, la caméra reste comme collée à ses personnages, leurs visages ne quittent quasiment jamais le cadre pendant la première moitié du film, ils commandent ou admonestent des silhouettes hors champ, de même des mains anonymes se tendent pour allumer un briquet sous le nez de leur patron dont les humeurs restent le centre de notre attention. Témoins et victimes des mutations de leur pays et des changements imposés par le temps, ils sont toutefois maintenus sous le regard d’une entité qui ne s’embarrasse ni des sentiments ni des rêves de l’individu.

Il n’est pas anodin que le dernier plan du film nous place du point de vue d’une caméra de surveillance. Cette entité, dont l’omniprésence n’a d’égale que sa brillante opacité, c’est la machine administrative, c’est l’État. En RPC, l’État occupe une place particulière, il surveille et punit bien évidemment mais aussi déplace, construit, reconstruit, efface, agrandit, noie, amuse et écrase. C’est contre lui que Bin mène sa vie, contre lui que le père de Qiao s’égosille dans les microphones du syndicalisme minier, puis par lui que Bin envisage un avenir lucratif avec les relocalisations d’industries, avec lui que prospèrent les associés du crime dans les régions subventionnées, enfin malgré lui que Qiao garde sa dignité de femme libre.

« Tout ce qui brûle à haute température se purifie » dit un jour Qiao à Bin, mais la fusion est une opération dangereuse, l’amour fusionnel une illusion mortelle. « Mieux vaut une humiliation qu’une mort absurde » balance un type vers la fin du film, résumant malgré lui le voyage de Qiao vers son point de départ initial.

Le courage d’aimer quand tout est parti, c’est aussi dur que d’apprendre à marcher seul et c’est cette beauté que nous invite à contempler le film. Sa superbe variété de décors, d’atmosphères, l’intensité et la justesse des acteurs, l’évolution de la Chine contemporaine qui agit comme un puissant reflet des mutations du monde de la marchandise depuis quinze ans. Tout cela est réussi dans le film, alternant entre environnements austères réalistes et architectures démesurées, marqué par une cinématographie digne des plus grands.

[1] Extrait d’interview avec Jia Zhangke sur le « Jianghu drama » au Festival International du Film de Rotterdam. https://iffr.com/en/blog/jia-zhangke%E2%80%99s-jianghu-drama

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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