L’art vraiment magique de l’oxymore

Avec son quatrième roman, Hoai Huong Nguyen – présidente du jury de notre dernier concours de nouvelles – signe un texte ciselé qui explore les ambiguïtés et les oxymores. Pour les Cahiers du Nem, Henri Copin propose une lecture de cette fiction tantôt « emportée comme un rêve » tantôt « gothique », dont un personnage, Annabel, garde l’empreinte d’une Asie où puisent ses origines.

Dans ce roman au titre ambigu, Tendres ténèbres, la romancière et poète Hoai Huong Nguyen se mue en sorcière bienveillante et cruelle, et sa toute puissante baguette magique ouvre les portes d’un étrange univers, celui de l’oxymore. Connue comme figure de style, forte de l’alliance improbable de deux contraires, « cette obscure clarté » par exemple, l’oxymore peut aussi donner accès à la face cachée d’une réalité abordée par le biais du rêve ou du cauchemar, séduisante ou effrayante, ou les deux. Par quelles voies l’auteure y parvient-elle, et quel sens revêt ce choix ?

Passion et horreur

Tendres ténèbres est d’abord une folle histoire romantique de passion, éprouvée par le jeune narrateur, Michel, pour une femme insaisissable et mystérieuse, Annabel. Vécue au fil de longues promenades sur les falaises de Blancheville dominant la baie de Somme, de confidences murmurées en parcourant les landes, de musiques partagées aussi, cette passion platonique bascule brutalement en conte cruel, avec l’arrivée d’une Bentley noire au mystérieux pilote…

Tout vire alors au cauchemar. Visions morbides ou fantastiques, scènes d’horreur, les signes s’inversent, une autre Annabel apparaît, sous l’emprise d’un personnage dominateur et violent. Le jeune narrateur découvre que l’amour et la haine, la tendresse et la violence, le désir et la pulsion de mort peuvent cohabiter, dans une infinie complexité. De romantique l’histoire tourne au gothique, avec cauchemars, possession, secrets, métamorphoses, et le lecteur perçoit que les multiples signes morbides ou maléfiques disposés sur son chemin – maison isolée sur la falaise, faits tragiques, suicides ou disparitions – préparaient le surgissement d’une réalité parallèle. Elle porte en elle la cruauté de Barbey d’Aurevilly, l’oppressant univers des Brontë, le fantastique de Maupassant, le surréel de Nerval. Baudelaire, Henry James et Emily Dickinson participent de ce jeu, et composent un ensemble singulier où chaque sentiment engendre son contraire, chaque personnage accompagne son double, le tout sur fond de lumineuse et délicate atmosphère. Une scène érotique vire en scène de crime. L’amante finit cadavre. Le réel lui-même, n’est-il rien de plus qu’illusion macabre ?

Magie fluide, notes lumineuses

On sait que l’univers du rêve est souvent caractérisé par la fluidité du mouvement et des enchaînements, c’est aussi l’un des éléments troublants de ce roman. Cette fluidité favorise une sorte d’envoûtement du lecteur, comparable à celui de certaines fées maléfiques… Ses instruments sont la langue et l’écriture de la romancière, dont la riche précision et la subtile variété créent, par touches fines, des lumières, des voiles, des halos, des nuances, chatoyantes, vibrantes comme ces reflets sur les ondes qui dansent à chaque chapitre. Deux épigraphes annoncent les eaux couvertes de lumières omniprésentes, mer profonde d’où sortent « des soleils rajeunis » de Baudelaire, « myriade d’étoiles » balancées sur « les vagues incessantes » du fleuve Mê Hà. Le texte s’ouvre sur un soleil qui darde sur la mer « des étincelles mauves », et se clôt sur « le rouge vermeil des vagues fracassées », avec le vol d’un papillon « scintillant dans la nuit ».

Et à intervalles réguliers, entre certains chapitres, quelques vers posent leur respiration colorée, en forme d’étoile ou de papillon, à leur image qui allie l’eau et le gouffre, la lumière et le reflet. Ces touches scintillantes et irisées s’inscrivent dans une esthétique impressionniste, et s’harmonisent aux notes des pianos de Debussy ou de Ravel que jouent Michel et Annabel, dressant un décor visuel et sonore vif, léger, parcouru de notes aériennes, et animé par une langue riche, souple et évocatrice, qui est celle de la magie enchanteresse, de laquelle peut toujours surgir l’horreur…

Hàn Mặc Tử

« Il n’y avait rien d’explicable… »

C’est dans cette atmosphère presque enchantée que se cachent pourtant les mystères de l’oxymore. Car Ils dépassent largement le simple domaine de la figure de rhétorique. Partout, les images, les sentiments, les situations associent ombre et lumière, tendresse et cruauté, innocence et perversité. Au cœur du roman réside une dualité dont il est dit dès le début qu’elle n’a « rien d’explicable ». Le lecteur peut alors interroger les deux épigraphes, aux thèmes comparables, l’une de Baudelaire, l’autre de Hàn Mặc Tử (1912-1940), surnommé « L’homme du pinceau et de l’encre », qui mourut jeune et lépreux. Cette double invocation renvoie alors aux origines métissées de l’héroïne, père anglais mère asiatique, à la physionomie qui tient « plus de l’Asie que de l’Occident » et reflète « un mystère familier, à la manière d’une fée des rizières ». Les notes de Ravel évoquent une atmosphère de pagodes et de jardins féeriques, associées à « d’obscures impressions ressurgissant de l’enfance ». Baignée de légendes vietnamiennes, Annabel compose une Ballade de la Rivière des Parfums, inspirée d’un tableau ramené d’Annam… Deux origines, deux cultures, des réminiscences, tout favorise ces expériences qui ouvrent et ferment le récit. « J’avais fermé les yeux et senti son âme glisser en moi » dit le narrateur, et dans les dernières lignes il précise que « par l’effet d’une merveilleuse porosité une partie de moi s’en alla aussi vers elle ». Rien d’explicable, en effet. Juste une « sensation d’eau claire, un parfum de tilleul les soirs de juin ».

Hoai Huong Nguyen appartient à cette génération d’auteures d’origine asiatique de langue française (qu’elle enseigne) arrivées ou nées en France de parents asiatiques, qui portent en elles une empreinte, parfois non rationnelle, de cette part de culture lointaine, parfois relatée par des récits, portée par des objets ou des images, peut être emportée comme un rêve, peut être associée à des sensations délicieuses et tourmentées. « Douceur d’être et de n’être pas » écrit Paul Valéry pour évoquer et le désir et l’attente du désir, tandis que Nerval parle des portes de corne et d’ivoire qui séparent le rêve et la réalité.

L’art magique de l’oxymore est peut-être celui qui prouve l’existence conjointe du réel et de l’imaginaire – cet autre réel. Tendres ténèbres manifeste une conjonction des contraires, ou des complémentaire, Asie et Europe, rien d’explicable, mais si prenante, et déjà présente dans l’œuvre de la romancière, sous la forme d’un improbable continent qui aurait les reliefs de l’Occident et les plantes de l’Extrême-Orient. Les réminiscences d’un passé alliant amour et haine tourmentent et ravissent encore nombre de ceux qui vécurent et en ex-Indochine et en France, ou qui portent les deux origines indélébiles… Oui l’imaginaire est bien un autre Réel, onirique, séduisant et mortel comme l’illusion.

Hoai Huong Nguyen, Tendres ténèbres. Viviane Hamy éditions

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Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

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