Bao Vuong est né dans le delta du Mékong, au sud du Vietnam à la fin des années 1970. Une nuit, alors qu’il n’avait qu’un an, ses parents décident de fuir par la mer ce pays encore meurtri par la guerre. Comme des milliers de boat-people, sa famille et lui ont vogué de camps de réfugiés en camps de réfugiés avant de trouver enfin un pays d’accueil. Bao a ainsi grandi en France, et a fait ses études supérieures en écoles d’arts où il obtient le DNAP (Diplôme National d’Arts Plastiques) à Toulon et le DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expressions Plastiques) à Avignon. En 2015, il rentre dans son pays natal pour travailler en tant qu’artiste plasticien. Après plusieurs expositions personnelles au Viêt Nam, Bao décide de retourner en France, pour faire connaître son travail, son histoire et rappeler les drames des migrants passés, présents et à venir.

Avant son exposition personnelle à la galerie A2Z à Paris, qui se tiendra du 3 au 26 décembre (avec possibilité de prolongation), nous avons décidé de nous entretenir avec lui. Après avoir discuté avec Nguyen Manh Hung et Quynh Lam, c’était un moyen de continuer d’évoquer la place de la mémoire familiale dans l’élaboration d’une œuvre et la « mission » qui en incombe aux individus : raconter, pour établir un lien entre le passé et le présent et tisser un lien entre les générations. Entre le Viêt Nam, la France, les États-Unis et dans bien d’autres pays, nombre d’artistes creusent ce sillon. Mais notre conversation ne s’est pas arrêtée là : il a également été question de matière et de spiritualité.

Entretien réalisé par Louis Raymond (journaliste)

En voyant vos œuvres de la série « The Crossing », la première chose qui me frappe c’est à quel point elles semblent inspirées, si ce n’est dictées, par un drame ou un traumatisme originel, celui de la fuite de votre famille du Viêt Nam par bateau quand vous aviez un an. Pouvez-vous resituer quel a été ce parcours du Viêt Nam jusqu’à la France ?

Je ne vais pas prendre les choses d’un point de vue chronologique, mais plutôt essayer de dire comment elles me sont venues, comment cette mémoire s’est imposée à moi. Pendant mon enfance et mon adolescence, mes parents étaient très occupés. Ils travaillaient beaucoup et c’est pour cette raison que mes frères et sœurs et moi avons perdu petit à petit le lien avec la langue maternelle, même si je l’ai un peu retrouvé par la suite en retournant vivre au Viêt Nam. A ce moment-là, ce n’est pas que je n’étais pas intéressé par mon histoire familiale, mais nous n’avions pas l’occasion d’en parler. En arrivant aux Beaux-Arts, ce sont mes professeurs qui ont vu ou peut-être projeté sur mon travail un lien avec le Viêt Nam, dans l’usage du jaune et du rouge notamment, comme si une partie de mon inconscient s’y exprimait. Au final, pour mon diplôme national supérieur d’expressions plastiques (DNSEP), j’ai accepté de traiter des thèmes de l’identité, de la double-culture et de la mémoire.

En fait, c’est en revenant au Viêt Nam pour la première fois à 23 ans que tout a commencé. J’étais parti avant tout pour accompagner ma mère, même s’il y avait une part de curiosité. Pour le moins, je n’y allais pas dans le but d’y mener une recherche identitaire ou artistique ; je n’en étais pas encore arrivé là dans le rapport que j’entretenais avec mes racines. A l’arrivée à l’aéroport Tân Son Nhât à Saïgon, ma famille vietnamienne s’est jetée sur moi en pleurant, et je ne comprenais pas trop la raison de toutes ces effusions. Ce n’est qu’après que j’ai compris qu’ils m’avaient connu quand j’étais bébé, et qu’ils avaient eu très peur et été très tristes au moment de notre départ. Dans le mini-van, en direction de Vinh Long dans le delta du Mékong, ma mère s’est mise à parler avec ses sœurs de l’épopée qu’avait été notre fuite du Viêt Nam. Elle le faisait comme si c’était la première fois qu’elle racontait tout cela en trente ans. Mes sœurs dormaient, mais moi j’ai tendu l’oreille. J’en étais un peu stupéfait, car elle était déjà revenue au Viêt Nam à plusieurs reprises, et il s’avérait que c’était bel et bien la première fois que mes tantes et moi nous entendions parler de tout cela.

Nous sommes partis parce que mon père voulait éviter les camps de rééducation, car il avait été militaire de l’armée du Sud. Il aspirait à un avenir différent, et avait plus ou moins imposé son choix à ma mère. Mon grand-père maternel, très ému sous le coup de cette nouvelle, lui avait dit qu’il en était ainsi, que la place d’une épouse était auprès de son mari et de ses enfants, et elle a dû se faire une raison. Le départ a été compliqué, car nos économies étaient maigres, insuffisantes pour payer les passeurs, et j’ai le sentiment que ma mère a espéré un moment que nous ne partions pas. Pendant six mois, nous nous sommes cachés. Puis, nous voilà une nuit en pleine mer, mes parents et leurs deux enfants, au large des côtes du Sud du pays. Dès la première nuit, il y a eu des attaques de pirates. Les premiers ont tout pris. Ceux qui sont arrivés ensuite ont séparé les hommes des femmes, pour des raisons sur lesquelles je préfère passer, même si ma mère a été épargnée car elle avait déjà deux enfants. A la troisième attaque de pirates, ils ont tenté de faire couler le bateau, mais comme certaines personnes à bord ont réussi à communiquer avec eux en anglais, ils se sont finalement ravisés et nous ont laissé la vie sauve. Et c’est comme ça que nous sommes arrivés sur les côtes de la Malaisie. Nous pensions être sauvés, mais nous avons été très mal accueillis, et nous avons passé la nuit, transis de froid, sur la plage.

Au bout de plusieurs jours, le gouvernement malais a donné l’ordre de renvoyer en mer les réfugiés vietnamiens. Alors les garde-côtes nous ont remis de force dans le bateau, l’ont tracté en pleine mer car nous n’avions plus de fioul, et nous ont abandonné là, sans nourriture, sans eau, pendant trois jours. Ce que ma mère raconte me semble irréel : dans le ciel bleu, il n’y avait qu’un seul nuage, et il s’est mis à pleuvoir sur notre bateau. Nous n’avons dû notre survie qu’à cela, qu’à la bonne volonté du ciel. Et c’est là que j’ai eu mon premier mot, en tant que bébé : « Nước » (Eau, en vietnamien).

Ce que vous racontez est extrêmement émouvant, d’autant que cela fait écho à nombre d’autres histoires de réfugiés vietnamiens. Comment êtes-vous arrivés en France, par la suite ?

Après avoir été ramassés par un bateau, nous avons été dans un camp de réfugiés, en Indonésie. Là, nous avons attendu notre tour. Il nous a été proposé de partir aux États-Unis, mais mon père a refusé, arguant que nous avions de la famille en France : une grande tante, à Colmar, en Alsace, pour être très précis. C’est comme ça que nous avons eu les papiers pour la France, où nous sommes arrivés en 1980 et où mes frères et sœurs sont nés. De Colmar, nous sommes descendus à Marseille, puis enfin à Toulon, où j’ai passé l’essentiel de mon enfance.

Vous disiez que vos professeurs avaient vu dans votre travail artistique cette part inconsciente que vous n’aviez vous-même pas encore décelée au début de vos études. N’est-ce pas un risque pour un jeune artiste, lorsqu’on projette un peu trop rapidement quelque chose de biographique sur une œuvre en devenir ?

C’est ce que je me suis dit au début, qu’ils projetaient des choses sur moi. En fin de compte, dans la mesure où j’ai continué à explorer cette voie, je pense que leurs remarques étaient assez pertinentes. J’ai eu la chance, dès la première année des Beaux-Arts, de pouvoir m’approprier des techniques en fonction de ce que j’avais envie de dire. Je travaillais par exemple à partir de vêtements, pour signifier l’absence. Cette maïeutique, cette façon d’extirper quelque chose qui était sous-jacent de la part de mes professeurs, m’a donc été utile.

Je voulais justement vous poser la question de la part cachée dans le rapport que l’on entretient avec un traumatisme originel. La pièce de théâtre de Caroline Guiela Nguyen, intitulée SAIGON, se termine par cette citation : « Les histoires, au Viêt Nam, se racontent ainsi, avec beaucoup de larmes ». A titre personnel, j’ai l’impression que ces histoires se racontent davantage avec des silences et des ellipses. Comment avez-vous réussi à vous réapproprier ce drame-là, dont vous n’avez pas de souvenir puisque vous étiez bébé, et en même temps à le dépasser, à le transcender ?

Je pense que le fait de disposer d’outils, que ce soit l’art ou la littérature, est une chance immense. Mes parents, par exemple, n’ont pas cette chance-là. J’apprécie beaucoup, chez les Vietnamiens, la capacité de résilience et le fait de vivre dans le présent, mais cela a effectivement pour conséquence qu’il reste toujours certains nœuds qui ne sont pas dits. Au-delà du cas des Vietnamiens, ce sont souvent les personnes issues de la deuxième génération qui trouvent le moyen de se confronter à la part tragique du passé, et quelque part qui ont la charge d’en faire des romans, des films, ou d’en transmettre la mémoire dans les écoles. Cela a été le cas avec les victimes de la Shoah par exemple. Chez nos parents, tout cela n’a pas toujours été verbalisé. Dans ma famille, le rôle que j’ai pris quant à la mémoire est important, et il me dépasse un peu : si je ne l’avais pas pris, il y aurait eu une perte.  Par exemple, ma mère est venue au vernissage d’une de mes premières expositions au Viêt Nam, à la galerie Quynh. Je me souviens de lui avoir dit, devant l’un de mes tableaux : « Mais regarde maman, c’est la mer. Je parle de toi, je parle de nous. » Depuis ce jour-là, elle a fait non seulement le lien avec ce que je faisais, car les études de Beaux-Arts, cela lui paraissait très abstrait, mais entre nous c’est comme si des soupapes s’étaient ouvertes et nous avons pu communiquer dès lors plus ouvertement.

On ne peut pas se dire : « je vais parler du traumatisme ». Je crois que tout cela relève d’un cheminement très intime, très personnel, entre ce qui est conscient et ce qui est inconscient. Peut-être que j’utilise un grand mot, mais j’ai le sentiment de m’être découvert une mission. Si une de mes missions est de raconter cette histoire, d’évoquer le sort des boat-people et plus largement des migrants d’hier et d’aujourd’hui, alors je l’accueille avec joie. Je me suis rendu compte que quand je peins, je le fais pour ma mère, que j’essaye de voir le monde avec ses yeux. Cette histoire, je l’ai héritée d’elle, j’ai recréé des images à partir de son récit. J’essaye donc de me mettre à sa place, de comprendre ce qu’elle a pu ressentir.

The Crossing XV. Crédits : Bao Vuong

Quelle a été la genèse, non pas émotionnelle car vous venez de répondre, mais technique, artistique et intellectuelle, du projet « The Crossing » ?

J’ai commencé à peindre en utilisant du goudron pour représenter ces personnages, car en fait, nous étions restés très longtemps dans la cale du bateau, près du moteur, où l’odeur du goudron était très forte. C’est comme si cela s’était imprimé dans ma mémoire, et c’est ce que j’ai voulu retranscrire à travers l’utilisation d’une peinture noire et très épaisse.

En voyant mon travail, beaucoup font la référence à Pierre Soulages, mais j’ai l’impression d’être beaucoup plus influencé par Christian Boltanski, par ses installations monumentales sur la mémoire, avec des boîtes en métal ou des vieilles photos de gens qui ont été déportés pendant la Seconde Guerre Mondiale. J’ai vu des reproductions de son travail dès le lycée, et j’en ai été très marqué : j’avais envie de faire comme lui. De la même manière, j’ai pioché un peu chez l’artiste allemand Jochen Gerz. Gerz avait gravé le noms de personnes déportées sous des pavés, et avait remis ces mêmes pavés à leur place avec la face gravée sous terre ; il a appelé cette œuvre le monument invisible. Je pense aussi à Ai Weiwei, lorsqu’il avait tapissé les piliers du Konzerthaus (l’Opéra) de Berlin avec des gilets de sauvetage en référence aux migrants.

Bien sûr, les artistes qui s’engagent sur la question des migrants sont nombreux. Il suffit de penser à Banksy et au bateau qu’il a affrété pour leur venir en aide, là où les États se sont montrés pour leur part défaillants. Je suis à mi-chemin entre un travail de mémoire et une sorte « d’artivisme », selon le terme qui est consacré aujourd’hui. C’est à dire que je veux tout de même laisser une marge d’interprétation aux gens, ne pas leur asséner quelque chose. C’est pour ça qu’on ne voit pas les boat-people sur mes tableaux. Le regardeur est à leur place. Il voit ce qu’il veut. Mais en même temps, dans l’installation à laquelle je travaille en ce moment pour l’exposition à Paris, j’essaye de développer une approche « dramatique », ou pour le moins dramaturgique, afin de susciter une émotion.

Vous venez de dire qu’on rapproche souvent, un peu trop rapidement, votre travail avec celui de Pierre Soulages, alors que votre propos est différent. Quand on est français et qu’on expose à Paris, il y a toujours quelqu’un qui va faire la remarque que le noir, c’est Soulages. Que répondez-vous à cela ?

Comme je le disais, je suis arrivé au noir avec le goudron. A un moment, j’ai fait des portraits de noyés, notamment certains portraits de noyés la nuit. En les reprenant des années plus tard, je me suis interrogé sur ce que j’aimais ou non dans ces toiles. Je trouvais que le plus intéressant, c’était les vagues uniquement noires que j’avais peintes. Qui plus est, le geste du pinceau pour peindre ces vagues me plaisait. La même nuit, je n’ai pas réussi à dormir, et j’ai réalisé le potentiel de création que j’avais là, à disposition : il m’était possible de créer un paysage avec une seule couleur ! Le lendemain, je me réveille, et je me dis : « Ah mince, Pierre Soulages l’a déjà fait ». Mon excitation est donc très vite retombée. Ce n’est qu’après coup que je me suis rendu compte que Pierre Soulages faisait de l’abstraction. Il ne voulait rien raconter d’autre que la beauté du noir, quand moi je m’inscrivais davantage dans une démarche réaliste, figurative. Je reproduis des vagues, des nuages. Ce sont deux propos très différents. Évidemment, Soulages a été un précurseur et il est difficile de créer quelque chose de strictement nouveau ex-nihilo. Nous ne sommes jamais que les héritiers de ceux qui sont venus avant nous, mais on essaye de faire les choses un peu différemment.

C’est clair que mon travail sur le noir, avec des lignes et des aplats, inconsciemment ou non, emprunte, ou au moins évoque Pierre Soulages. Mais à travers « mon » noir, je cherche à représenter les émotions du départ, quand on laisse tout derrière soi, ainsi que les traumatismes vécus et hérités de mes parents ou d’une mémoire collective. Le deuxième élément primordial de mes tableaux, c’est la lumière. Elle crée évidemment les formes qui sont sur les toiles mais elle symbolise surtout l’espoir d’un monde meilleur, ce à quoi on rêve en s’embarquant sur le bateau. C’est aussi l’instinct de survie face aux dangers et aux souffrances de l’exode. 

Room Performance. Crédits : Bao Vuong

Puisque nous sommes revenus à la thématique de l’exode, et à ces nuits passées sur le bateau, pouvez-vous me parler de la performance intitulée Nước, que vous aviez réalisée à l’espace Manzi, à Hanoi, du 7 au 11 juin 2019 ? Il s’agissait pour vous de reproduire les conditions de ce départ, en vous en remettant à la merci du ciel pour avoir de l’eau à boire, c’est bien cela ?

Oui, cette performance visait à rappeler la dangerosité d’un exode : on ne décide pas de partir en mer et de risquer sa vie sans raison. J’avais prévu initialement de la faire durer quatre jours, mais je n’ai pas pu aller jusqu’au bout. Au mois de juin, il arrive qu’il pleuve, mais là cela n’a pas été le cas. Je me suis retrouvé sans eau, j’étais très malade, et c’est là que la galeriste de Manzi m’a enjoint d’arrêter au bout de trois jours. Je voulais continuer, mais il a bien fallu m’y résoudre. C’était important pour moi de revivre physiquement les conditions de cette fuite du Viêt Nam. Beaucoup de gens me disent : « Tu étais trop jeune, tu ne peux pas te rappeler ». Quelque part, cela a forcé mon corps à se remémorer certaines choses, puisque dès le premier jour j’ai été malade, alors que je n’étais pourtant pas encore déshydraté. Mais je me suis retrouvé dans la peau de celui qui a une idée en tête, une volonté de survie, une détermination ; il faut le vivre pour comprendre la dangerosité que cela représente.

On part sans avoir idée de ce dans quoi on s’embarque. A travers cette performance, j’ai aussi compris l’importance du secours, de ceux qui secourent les migrants. Il faisait chaud, j’avais des maux terribles, aux articulations, au ventre, à la tête, aux yeux, mais je voulais m’accrocher à tout prix. Si la galeriste n’était pas intervenue, que ce serait-il passé ? J’ai mis plus de dix jours à m’en remettre. Cela m’a fait penser à tous ces gens qui savent tendre la main, à un moment donné, fatidique, que ce soit un bateau comme l’Aquarius ou tout simplement les gens qui accueillent, donnent à manger ou des vêtements à ceux qui en ont besoin.

Dans l’entretien que j’ai mené récemment avec l’artiste Quynh Lam et que je vous avais proposé de lire avant notre rencontre, il a été question du dialogue qu’il est possible d’établir avec le passé en le « rejouant », ainsi que des possibilités esthétiques d’un tel dialogue. Au-delà, il y a le processus purement mémoriel. Je pense au film de Joshua Oppenheimer, The Act of Killing, dans lequel il fait rejouer à ceux qui l’ont perpétré des scènes du massacre des communistes en Indonésie en 1965. Ou alors, au travail de Rithy Pahn le cinéaste d’origine khmère : dans « Duch, le maître des forges de l’enfer », les scènes d’interview face caméra avec Duch sont ponctuées par des scènes de « rejeu ». Qu’en pensez-vous de cette idée de « rejeu » ? Est-ce pertinent, pour parler de votre travail ?

Effectivement, je rejoue quelque chose, mais davantage que pour des raisons esthétiques, c’est parce que j’ai besoin de combler les trous de ma mémoire, de fabriquer des souvenirs que je n’ai pas. Cela relève peut-être de l’ordre de la compréhension, de la réalisation a posteriori. Avec le projet « The Crossing », j’en suis pour l’instant à 25 ou 26 toiles, et cela n’est pas prêt de s’arrêter. Pour le plus grand des tableaux que j’ai fait dans cette série, il a fallu que je mette 45 kilos de peinture à l’huile, et je n’arrivais pas à m’arrêter d’ajouter des couches. Quand on a décroché le tableau du mur, il s’est craquelé tant il était lourd, comme s’il m’avait fallu littéralement mettre une charge émotionnelle sur la toile, la déverser, et me rendre ainsi compte d’une immensité, de mesurer un gouffre. Comment retranscrire quelque chose qui a un tel poids ? Cela passait par la masse, le volume de la peinture.

Cependant, j’ai l’impression que ma démarche se situe aussi d’un point de vue collectif, communautaire. En quelques sortes, j’essaye d’élargir une expérience donnée pour la donner à tout le monde. En tant qu’artiste, je ne crois pas avoir de jugement moral sur l’histoire et plus particulièrement sur les raisons du départ du Viêt Nam. Je passe par un autre biais, qui est l’émotion, afin d’accéder à une autre vérité de cette histoire-là. J’ai envie cependant de laisser de la place à l’interprétation ; j’aimerais qu’au-delà de la question des réfugiés, les spectateurs puissent projeter quelque chose qui leur est personnel, leurs propres angoisses ou leurs propres traumatismes. Par où sont-ils passés pour sortir la tête de l’eau ? Voilà ce sur quoi je veux les interroger.

Il m’arrive d’utiliser le mot d’« égrégore » à propos de mon travail, ce qui signifie un esprit de groupe, une sorte d’agrégation des intentions dans un but donné, qui a un sens assez proche de l’idée d’inconscient collectif et relève un peu de l’occultisme. Je suis quelqu’un d’assez spirituel, et il m’arrive de penser que ma main ou mes actes sont guidés. Au début de l’entretien, vous aviez utilisé le verbe « dicter » pour qualifier l’impression que produit sur vous certaines de mes toiles. Je n’ai pas l’impression de choisir mon geste. Quand je peins des vagues, j’ai même la sensation que mon poignet peint tout seul et que plusieurs personnes, ou plusieurs esprits, tapis dans l’ombre, l’encouragent et dictent la nature de ce que sera la toile, qui se révèle à moi au fur et à mesure.

La part du spirituel est forcément très présente dans une démarche sincère de création, surtout si le but est de parvenir à l’expression d’un « moi » profond, expression à laquelle le langage n’est pas toujours suffisant. La difficulté qu’il doit y avoir dans votre cas, et dans celui des artistes qui ont pour thématique centrale la mémoire, c’est que le « moi » qu’on exprime ne se contente pas d’être individuel, il renseigne aussi sur l’histoire, ou au moins sur un événement historique, comme la fuite des boat-people. La question, c’est qu’est-ce qu’on raconte sur l’histoire en prenant notre mémoire individuelle pour source ?

Je suis tout à fait d’accord avec vous, et d’autant plus qu’au Viêt Nam, je ne pouvais pas dire de façon explicite les choses. Cette contrainte était intéressante : comme je ne pouvais pas montrer des images de boat-people ou même de bateaux car le sujet reste sensible, même 40 ans plus tard, alors l’absence de ces derniers dans mes tableaux rend le propos encore plus percutant. Montrer les Vietnamiens, n’était-ce pas exclure un peu les autres migrants ? La chose est ainsi plus universelle : la mer que ma famille a traversée, c’est la même que celle que traversent les migrants africains aujourd’hui, non pas bien sûr en termes géographiques, mais en termes émotionnels. Ils connaissent la même peur, la même angoisse, le même désarroi. La question est toujours de savoir ce qu’on fait de notre vécu, de notre passé. Il y a bien un processus cathartique dans mon travail. Cela me fait penser à une citation de Georges Braque qui disait en substance : « l’Art, c’est transformer une blessure en lumière ». Avec mes propres moyens, voilà ce à quoi j’aspire.

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

3 COMMENTS

  1. Merci Louis de cet interview émouvant. Une histoire plus communément vécu par la très grande majorité des boat-people, que celle que j’ai contée dans « Pulau Redang … », que l’artiste imprime « malgré lui » sur ses toiles en les chargeant de matières lourdes. Cette surface est un gouffre qui pèse des tonnes ! Une quête où il faut du courage pour commencer, plus encore pour s’arrêter. Dans laquelle chaque destin semble vouloir sombrer. Quel contraste poignant avec la légèreté chanceuse de mon récit !

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