Le Cambodge, dont il est essentiellement question dans les médias pour l’influence chinoise qu’il subit, pour les affaires d’esclavage humain et de cyber-escroqueries, ou encore pour son évolution vers un régime héréditaire à parti unique, n’en connaît pas moins un changement sociologique important. Avec la nouvelle génération et les Anikachun (la deuxième génération des Cambodgiens de la diaspora qui reviennent au pays) émergent de nouvelles pratiques culturelles, comme l’avait déjà raconté sur notre site Borin Pin. Louis Raymond, qui s’est rendu au Cambodge en août 2023, a rencontré quelques acteurs de l’émergence du street-art à Phnom Penh, qui incarnent ce pays en pleine transformation.

Un orage de la fin d’après-midi vient de s’abattre sur la Palace Lane, petite ruelle située entre les rues 240 et 244 à Phnom Penh, à deux pas du Palais royal. L’événement prévu pour le week-end pourra-t-il avoir lieu ? Le mot a circulé de bouche à oreille et par les réseaux sociaux. En l’espace de deux jours, en cette fin du mois d’août, les murs de la ruelle doivent être recouverts par un dragon, long d’une dizaine de mètres. Et, pendant que les artistes seront à l’œuvre, des concerts de Hip-Hop auront lieu. Cet événement, organisé par Walls Cambodia et le collectif B-Side, est le premier événement public de street-art depuis plusieurs années dans la capitale cambodgienne.

Phnom Penh est parcourue d’un souffle nouveau en cet été 2023 où les touristes commencent à revenir, et pas seulement parce que le Premier ministre Hun Sen a laissé les rênes du pouvoir à son fils Hun Manet, et avec lui, à une nouvelle génération de dirigeants cambodgiens. 30 ans ont passé depuis que la mission de l’autorité provisoire des Nations Unies sur le Cambodge (APRONUC) a pris fin. Ce passé semble lointain désormais. Bien sûr, le pays garde son lot de problèmes et de défis à relever mais à présent, des gratte-ciels ont poussé, des hommes et des femmes en chemises claires marchent d’un pas pressé au portique des centres d’affaires, et une jeunesse née dans les années 1990 et 2000 aspire, comme d’autres jeunesses en Asie, à être moderne parmi les modernes.

Jeunesse underground

C’est cette jeunesse-là qui s’est donnée rendez-vous dans les bars de la Palace Lane. La pluie a cessé depuis près d’une heure et, à mesure que tombe la nuit, le public arrive peu à peu, expatriés aux professions créatives plus ou moins habitués à la chaleur, ou jeunes Khmers à la pointe du style qui ne semblent guère subir les affres de celle-ci. Déjà, Rithy Koeng et Sokheng ont commencé à peindre, le premier au pinceau et l’autre à la bombe. Le dragon est encore loin d’être terminé, mais ses entrailles prennent forme.

Ces deux-là comptent parmi les six ou sept artistes aux parcours divers – certains sont passés par l’Europe pour faire leurs études – qui vont se succéder pendant le week-end. La scène street-art à Phnom Penh est restreinte, et composée essentiellement par des jeunes hommes, même si quelques jeunes femmes s’y sont mises également ces derniers mois. Il faut dire que les conditions sont difficiles au Cambodge : outre ceux de la Palace Lane, il y a peu de murs sur lesquels peindre, et tout aussi peu de lieux d’expositions. Exceptions faites d’une sorte de tiers-lieu, la Factory, une usine désaffectée qui rassemble aujourd’hui des bureaux et un espace dédié à l’art, ainsi que du bar « Cloud », lieu de rendez-vous des cultures underground à Phnom Penh.

Rithy Koeng, aka Candy Skeletons, lors de l’événement Walls Cambodia à côté de planches de skateboard qu’il a dessinées. Août 2023. Photo : Louis Raymond

Rithy Koeng, aussi connu sous le nom de Candy Skeletons, est originaire de Siem Reap. Il raconte : « en 2018, après avoir fini le lycée, je suis venu à Phnom Penh avec l’idée de vivre de mon art. J’ai toujours été passionné par le dessin, et je voulais faire les choses sérieusement. » C’est un de ses oncles, artiste, qui a été sa plus grande source d’inspiration, et qui l’a le plus encouragé : « Il m’avait promis de m’inviter à habiter chez lui afin qu’on puisse travailler ensemble, mais malheureusement il est décédé et cela n’a pas pu se faire. »

Âgé de 23 ans aujourd’hui, il réalise des œuvres de commande pour des restaurants, des bars, et même des banques et des supermarchés. En parallèle, il est également styliste, et aspire d’ailleurs à faire évoluer sa pratique en « combinant le street-art et la mode. » Si la mode lui assure une autre source de revenus, sa subsistance en tant qu’artiste n’en reste pas moins difficile : « Il n’y a pas encore une communauté artistique suffisamment grande à Phnom Penh. Les gens veulent juste de la peinture de moindre qualité, des choses pas chères. J’espère que nous allons réussir à faire grandir notre communauté artistique et à inspirer d’autres personnes. »

Sokheng, aussi connu sous son nom d’artiste The Sokheng, tient un discours similaire. « Le marché est vraiment un problème ici. L’art n’est pas assez valorisé » explique celui qui travaille en parallèle dans une boîte de nuit. « Parfois, il nous faut gagner notre vie, mais on ne s’éloigne jamais vraiment de l’art. » Lui a grandi à Phnom Penh, où il est né en 2001. Il a appris le graphe et la peinture à la bombe essentiellement par lui-même, en regardant des vidéos sur Youtube. Il tire son inspiration de ses séjours à Ho Chi Minh-Ville, où il se rend pour des raisons familiales et où la scène street-art est plus développée, mais surtout des artistes dont il a pu voir les expositions à Phnom Penh, et qui l’ont pris sous son aile.

The Sokheng, lors de l’événement Walls Cambodia. Août 2023. Photo : Louis Raymond

Pas à pas

L’un des inspirateurs de la scène street-art de Phnom Penh est justement présent ce soir-là, et est même l’un des co-organisateurs de l’événement. Théo Vallier est un artiste français, originaire de Marseille, d’une quarantaine d’années. Arrivé au Cambodge en 2007 pour une exposition, il ne l’a plus quitté depuis. Il est en quelques sortes l’un des parrains de cette scène émergente, et cherche à pousser les jeunes artistes cambodgiens, à les mettre en avant. « Les choses commencent à bouger aujourd’hui, mais il y a 16 ans, nous sommes partis de zéro. Nous avons organisé le premier festival de street-art en 2015, en partenariat avec l’Institut français. Cela a bien fonctionné, mais l’année suivante, le dossier n’a pas été accepté. En 2016-2017, le gouvernement cambodgien s’est braqué contre le street-art, en raison d’une histoire qui avait trait à un artiste américain mais ne nous concernait pas. Nous avons donc dû nous replier sur un plan B : peindre dans les ruelles ».

Théo Vallier, à côté d’une de ses œuvres. Photo : Louis Raymond

La difficulté réside dans le fait que selon la loi, il faut l’accord des propriétaires pour pouvoir peindre un mur, ainsi que du « sangkat », le comité administratif du quartier. C’est ce qui explique le nombre restreint de murs disponibles, et le fait que ceux-ci soient relativement cachés. A cela s’ajoute le problème de marché, déjà évoqué par Sokheng et Rithy : « Les goûts locaux, en termes d’art, restent très traditionnels. Seuls les jeunes issus des classes moyennes, de plus en plus éduqués, commencent à nous solliciter  » poursuit Théo Vallier. Enfin, le prix des bombes de peinture peut être prohibitif, même s’il travaille, avec une marque dont il est partenaire, Dots Cambodia, à développer une gamme de prix accessible aux jeunes artistes.

Pas à pas, le street-art se fait une place au Cambodge. Théo Vallier, partisan d’une approche constructive, en est convaincu. Et peut-être que des perspectives de collaboration avec d’autres pays de la région, comme le Vietnam ou la Thaïlande, vont s’ouvrir. En attendant, il est déjà prévu de réitérer l’événement Walls Cambodia, dans la Palace Lane : « On va reprendre ce format tous les deux mois, puis faire les choses en format XXL, si tout marche comme prévu ! » A 23 heures, après les concerts, le dragon commence déjà à prendre forme. Il sera achevé le lendemain, avant d’être recouvert et remplacé par une autre fresque, et ce jusqu’à ce que la ruelle devienne trop étroite pour accueillir tous les street-artistes cambodgiens en devenir.

A lire aussi : Cambodge, l’art contre l’oubli : Rithy Panh et Séra, passeurs de mémoire

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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