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Hanoi entre 1980 et 1983, photographie de John Ramsden.

On apprend beaucoup du rapport entre le peuple vietnamien et les décisions économiques prises par ses dirigeants au détour d’une scène du roman « Le temps des génies invincibles », de Hoàng Minh Tường. Nhi, femme d’un paysan du delta du fleuve Rouge, vient de recevoir des taëls d’or de la part d’un de ses beaux-frères qui travaille pour le gouvernement. Nous sommes en 1983.

« A son retour, Nhi décide de creuser un trou pour enterrer l’or dans la cuisine, au pied du génie du foyer. Mais deux semaines plus tard, sans bien savoir pourquoi, elle le déterre, va à Phương Đình le vendre clandestinement puis dépose la somme à la caisse d’épargne de la coopérative. Deux ans plus tard, atterrée, elle se rendra à l’évidence : cette opération a été la plus stupide de toute sa vie. […] Le changement de monnaie de 1985 – dix anciens đồng pour un nouveau -, assorti d’un plafond quantitatif et de l’interdiction formelle de détenir le métal précieux, transforme l’or en argile, les sacs d’ancienne monnaie en papier hygiénique. »

Quelques pages plus loin, la pauvre Nhi se rend dans le temple familial et s’agenouille devant l’autel pour s’adresser aux ancêtres : « J’ai commis un péché. J’ai anéanti la fortune des Nguyễn Kỳ, je viens vous rejoindre pour expier mon forfait. »

Ce drame-là se joue dans le Vietnam d’avant le Đổi Mới, la réforme d’ouverture économique décidée à la fin de l’année 1986, qui ouvrira pour le pays une longue période de glissement vers « l’économie de marché à orientation socialiste », période dans laquelle nous nous situons toujours, pour le moins théoriquement. Il faut comprendre que, depuis la fin de la guerre et la réunification effective du pays, respectivement en 1975 et 1976, l’économie est à la peine. Tout est à reconstruire, de nouvelles guerres sont à financer (celles de 1979 avec les Khmers rouges et la Chine) et l’embargo américain ne vient pas faciliter la tâche. En 1978, il a fallu réunifier les monnaies : le đồng du Nord n’avait pas la même valeur que le đồng du Sud, qui n’avait lui-même pas la même valeur que le đồng du Front de Libération du Sud… La solution choisie fut celle du nivellement par le bas et de la confiscation des đồng superflus.

Puis, il y eut la planification industrielle. Les objectifs initiaux étaient ambitieux, mais comment trouver des débouchés à toute la quincaille lorsque l’on subit un embargo et que la consommation est restreinte à l’intérieur du pays ? En dévaluant, pardi ! Afin de pouvoir vendre à bas prix aux rares pays qui voulaient bien rester « frères » (au premier rang desquels une URSS qui entrait en décadence). Il s’en suit une inflation terrible, qui achèvera les économies de bien des Madame Nhi, du fleuve Rouge et d’ailleurs.

Evidemment, la décision économique est ici le produit d’une idéologie, comme le sont toutes les décisions de politique économique dans tous les régimes. Le drame se situe plutôt dans le fait que Mme Nhi n’ait pu être informée à temps, et qu’elle n’ait pu, ainsi, anticiper. C’est peut-être cela qu’oublient souvent les décideurs économiques : une mesure, même prise sur un coin de table, a pour les gens du commun des effets très concrets.

Louis Raymond

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Figure 1 : Courbe de l’inflation (en %) au Vietnam entre 1976 et 1986
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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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